Après l’Assemblée nationale le 21 février, le Sénat se prononcera à son tour sur le « Mécanisme européen de stabilité » (MES) le 28 février. Voulu par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, ce complexe traité instaure une sorte de FMI européen. Il aura « pour but de mobiliser des ressources financières et de fournir, sous une stricte conditionnalité (…), un soutien à la stabilité à ses membres qui connaissent ou risquent de connaître de graves problèmes de financement ». En clair, le MES devrait être en mesure d’avancer des fonds aux États de la zone euro qui rencontreraient des difficultés pour emprunter directement auprès des marchés financiers. Les 17 États membres l’ont signé le 2 février. Reste à le ratifier… Cela se fera-t-il dans l’indifférence générale ?
Le MES en tant que tel n’est pas un traité, mais une société financière, basée au Luxembourg, dont les actionnaires sont les 17 États de la zone euro. Le capital est fixé à 700 milliards d’euros. Plus un pays est fort économiquement, plus il est obligé de souscrire un nombre important d’actions [1]. Les deux plus gros « actionnaires » sont ainsi l’Allemagne (à 27 %) et la France (20,5 %), suivis par l’Italie (18 %), l’Espagne (12 %) puis les Pays-Bas (5,5 %). Les 12 autres actionnaires possèdent entre 3,5 % (Belgique) et 0,07 % (Malte) du capital. Question préalable : la France devra-t-elle donc débourser 142,7 milliards d’euros pour honorer ses engagements auprès du MES ? Pas en un seul chèque. Le capital de chaque pays doit être mis à disposition dans les cinq ans, par tranche de 20 % par an (soit 28,5 milliards par an dans le cas français, 38 milliards dans le cas allemand). Cependant, en cas de difficultés, les dirigeants du MES peuvent accélérer le versement de ce capital [2]. Dans ce cas, les pays membres devront s’acquitter de la somme demandée dans les sept jours.
Un mécanisme fragilisé par la pression des marchés
Disposant donc de 700 milliards garantis par les États membres, le MES pourra racheter une partie de la dette d’un État en difficulté – des obligations grecques, par exemple – sur les marchés. Mais au rythme où vont les choses, les 700 milliards risquent vite de s’épuiser. Comme avec son éphémère prédécesseur, le Fonds européen de stabilité financière (FESF), les concepteurs du MES espèrent donc jouer sur l’effet levier pour augmenter sa « force de frappe » : lever des fonds auprès des marchés financiers pour accroître ses propres capacités de prêt. Le MES est ainsi « habilité à emprunter sur les marchés de capitaux auprès des banques, des institutions financières ou d’autres personnes ou institutions afin de réaliser son but » (article 21).
Leur pari : que le MES soit en mesure d’emprunter à des taux assez bas (entre 2 % et 3,5 % sur trente ans s’il dispose du triple A) pour en faire bénéficier, moyennant une commission, des États qui, s’ils s’adressaient directement aux marchés, seraient soumis à des taux très élevés à cause de leur note dégradée (23 % pour la Grèce, mi-février, 10 % pour le Portugal, 6 % pour l’Espagne et l’Italie, pour les emprunts à échéance de 30 ans…). En recourant à cet effet levier, le MES pourrait ainsi emprunter trois à quatre fois son capital, soit entre 2 000 et 3 000 milliards d’euros. En théorie.
Une dépendance totale à l’égard des agences de notation
Car cette belle mécanique néolibérale risque de se détraquer. Emprunter à des taux bas implique que le MES soit bien noté par les agences de notation. Or, parmi ses principales garanties, seuls l’Allemagne et les Pays-Bas conservent, pour l’instant, leur triple A auprès des trois agences de notation. Ces deux pays ne représentent que 32,5 % du capital du MES. Les trois pays actuellement en grande difficulté – Grèce, Portugal, Irlande – pèsent à peine 7 %. Que se passera-t-il si cet équilibre se rompt ? Si des pays plus importants, déjà dégradés par les agences de notation, continuent d’être déstabilisés ? « Les véritables garants sont ceux qui peuvent y mettre de l’argent. Si les agences de notation dégradent tout le monde, la situation devient impossible », prévient l’économiste Michel Aglietta, du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii).
L’Espagne et l’Italie, qui risquent de perdre leur A, constituent 30 % du capital du MES. La France, elle, est à la croisée des chemins. Ne demandez pas à un investisseur de prêter à une entreprise dont la majorité des actionnaires sont considérés comme étant en difficulté ! Le MES, déjà engagé pour renflouer la Grèce, le Portugal et l’Irlande [3], sera-t-il en mesure de se porter au secours de l’Espagne puis de l’Italie, voire de la France si ces pays sont attaqués ? Les besoins de financement dépasseront largement ses capacités. Et ne pouvant faire appel à la contribution des pays déstabilisés, ne reposant que sur les garanties de l’Allemagne et d’une France fragilisée, les taux d’intérêt des titres financiers émis par le MES risqueront de grimper, et sa dette de gonfler. C’est tout ce château de liquidités qui menacera de s’effondrer.
La généralisation de la potion grecque
Mais revenons au mécanisme lui-même : qui prend les décisions ? Le MES est doté d’un « conseil des gouverneurs », composé par les ministres des Finances de chaque pays membre, François Baroin aujourd’hui, dans le cas de la France. Ce sont les gouverneurs qui décident notamment de répondre ou non à la demande de soutien d’un État membre et de lever des fonds pour le faire. Ils nomment le directeur général, qui assure la plupart des affaires courantes en lien avec le conseil d’administration, composé de 17 administrateurs nommés par chaque gouverneur. La plupart des décisions se prennent soit à la majorité simple, soit à la majorité qualifiée (80 % des voix). Mais attention, nous sommes dans une entreprise et non en démocratie : chaque gouverneur dispose d’un nombre de voix équivalent au nombre d’actions que son pays possède. L’Allemagne détient ainsi 27 % des voix et la France 20,5 %. Soit, à eux deux, 47,5 % des votes. À aucun moment l’avis du Parlement européen ou des parlements nationaux n’intervient. Ce qui fait du MES une superstructure encore moins démocratique que la Banque européenne d’investissement (BEI), dont une éventuelle modification de statuts nécessite la consultation du Parlement européen [4].
Autre point très sensible : les « strictes » conditions auxquelles sera octroyée « l’assistance financière » à un État en difficulté. Sur ce point, ce n’est même plus le MES qui s’en charge, mais la « troïka », c’est-à-dire la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI) mandaté par le conseil des gouverneurs [5]. Trois organes sur lesquels les élus et les citoyens n’ont aucun contrôle ! Ce qui se passe en Grèce ou au Portugal nous livre un petit aperçu du type de conditions qui seront fixées : privatisations massives, réduction de salaires du public comme du privé, diminution du Smic, remise en cause profonde du droit du travail et des systèmes de protection sociale, augmentation de la TVA… [6]
Une structure antidémocratique
La troïka sera chargée de « veiller au respect » de ces plans d’austérité. Ils ne pourront en aucun cas être contestés ou amendés, comme le montre là encore le laboratoire grec. Face à la révolte sociale qui s’y exprime et à la perspective d’un passage à gauche de la Grèce (les trois partis de gauche qui ont refusé le plan d’austérité totalisent désormais 42 % des intentions de vote), « il ne peut y avoir d’amendement au programme et il n’y en aura pas », a déclaré Angela Merckel, le 13 février. Voter ne servirait donc plus à rien ? L’aide financière à un État sera également soumise au Traité sur le fonctionnement de l’UE, qui prévoit notamment de graver dans le marbre la « règle d’or » : l’interdiction de tout endettement, donc la fin de tout investissement public sur le long terme. En ces temps de nécessaire transition énergétique et écologique, l’Europe se coupe un bras.
Impossible donc d’interroger l’efficacité des « protocoles d’accord » (les plans d’austérité) mis en œuvre depuis deux ans et de les modifier. Pourtant, ils se révèlent totalement inefficaces. « Les plans d’austérité sont faits pour payer les intérêts de la dette qui montent. Mais austérité signifie moins de croissance, donc moins de recettes et une hausse des dépenses liées au chômage. À mesure que les États renouvellent leurs obligations sur les marchés pour se financer, les taux d’intérêts continuent de s’alourdir. Au lieu de le baisser, la Grèce a accru son déficit à cause de la charge de la dette », explique l’économiste Michel Aglietta. Au Portugal, le chômage explose : 35,4 % des moins de 24 ans sont sans emploi.
Progrès nulle part, austérité partout
En dix ans, entre sa dette et les intérêts de la dette, l’Espagne a remboursé1020 milliards d’euros, pour aboutir à une succession de plan d’austérité. En France, 60 % du déficit budgétaire (78,7 milliards prévus en 2012) correspondent au remboursement des intérêts de la dette (46,8 milliards d’euros). « À chaque fois que l’on durcit un plan d’austérité, on amplifie la récession », commente Michel Fried, économiste du Laboratoire social d’action, d’innovation, de réflexion et d’échanges (Lasaire). « 50 % à 60 % des exportations des économies européennes sont destinées à l’exportation au sein de la zone euro. Si tous ces pays appliquent l’austérité en même temps… »Qu’importe ! Continuons de sombrer dans ce cercle vicieux en interdisant même aux démocraties de corriger leurs erreurs, si tant est qu’elles s’en aperçoivent.
Last but not least : le MES et ses dirigeants agiront dans l’impunité totale : « Le président du conseil des gouverneurs, les gouverneurs, les gouverneurs suppléants, les administrateurs, les administrateurs suppléants ainsi que le directeur général et les autres agents du MES ne peuvent faire l’objet de poursuites à raison des actes accomplis dans l’exercice officiel de leurs fonctions et bénéficient de l’inviolabilité de leurs papiers et documents officiels », stipule l’article 35 (immunité des personnes) [7]. Seul le directeur général peut lever l’immunité d’un employé du MES. Et seul le conseil des gouverneurs peut faire de même pour les gouverneurs et les administrateurs. En clair : le linge sale sera lavé en famille et en toute discrétion. En cas de litige entre le MES et l’un de ses États membres, ce sera la Cour de justice européenne qui tranchera. C’est la seule occasion où une institution extérieure peut intervenir sur ce qui s’y déroule.
Antidémocratique, jouant le jeu des marchés et de la spéculation financière, portant en germes la destruction du modèle social européen, le « Mécanisme européen de stabilité » trahit définitivement l’idéal sur lequel s’est bâtie l’Union. Les prêts accordés sous la pression de marchés dérégulés ne serviront donc plus à construire ou solidifier socialement et économiquement un pays, mais à détruire tout ce qui a été accompli. Les députés français choisiront-ils cette voie suicidaire ?
A l’Assemblée nationale, le 21 février, le MES a été voté par l’UMP et les centristes. Les élus du Front de gauche (PCF et PG) et d’Europe écologie-Les Verts (EELV) [8] s’y sont opposés. Le PS s’est abstenu, à part une quinzaine de députés qui ont voté contre, à l’instar d’Henri Emanuelli. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l’Assemblée, a évoqué une « abstention offensive, dynamique ». Cette posture, si elle est réitérée au Sénat le 28 février, où la gauche est majoritaire, signifiera la ratification du traité. MES ou pas, la question d’une véritable solidarité européenne, avec la Grèce et les autres pays attaqués par les marchés, demeure, elle, encore posée.
Ivan du Roy
(article réactualisé le 26 février 2012)
Voir les statuts du MES (en français)