Lettre à ceux qui ne s’intéressent pas à Notre-Dame-des-Landes
l y a peu, j'écrivais dans une brève: "Ne vous y trompez pas, si le pouvoir n'intervient jamais dans les banlieues même quand des pompiers ou des policiers y sont agressés mais mobilise 2500 robocops pour déloger quelques dizaines de militants à NDDL, c'est probablement la preuve que l'insécurité dans les banlieues sert les pouvoirs, quand le modèle de société qui s'esquisse à NDDL est insupportable à l'oligarchie. Ce qui se passe aujourd'hui est révélateur du monde que Macron aide à imposer. Résistance!"
Et aujourd'hui, je découvre cet article de Olivier Abel qui publie une excellente analyse qui me conforte dans mon opinion.
A lire donc, et partager sans modération.
ongtemps, je ne me suis pas intéressé à Notre-Dame-des-Landes. Ce combat me semblait trop lointain, trop marginal, imprégné d’une logique trop anti-institutionnelle.
Mais, depuis lundi matin et l’arrivée de bulldozers, je me demande: pensons-nous, sentons-nous ce que nous faisons, en laissant détruire trop précipitamment et indistinctement ce qui faisait le cœur battant de la ZAD ? Quelle est cette loi d’airain des plus forts, contre laquelle Homère se dressait déjà dans l’Iliade, et qui partout et sans cesse applique son impérieux «soyez commensurables, ou disparaissez», pour reprendre la formule de Jean-François Lyotard ?
Notre-Dame-des-Landes – telle que je la découvre en m’informant ces jours-ci – c’était un tissu expérimental en train de s’essayer. Même s’il était parasité par quelques individus violents attirés par la casse, c’était pour l’essentiel un laboratoire de partages inédits du temps et de l’espace, des usages et des choses, soustraits à la standardisation par la loi du marché, du productivisme et du consumérisme.
C’était un laboratoire d’invention de formes de vie, de styles de vie différents. N’est ce pas cela qui est d’abord menacé et écrasé aujourd’hui? N’est-ce pas ce processus d’écrasement que vitupérait Pasolini, dans sa colère contre tout ce qui saccage les styles, les formes de vie qui faisaient parler les villes et les nuits de son pays ?
C’était un laboratoire de modes d’habiter, c’est à dire de cohabiter, de partager le monde, avec d’autres humains, différents, avec d’autres vivants qui ne peuvent se réduire à n’être que nos objets. Qu’est ce qu’habiter, si on oublie les formes de l’habitat achetées ? André Gide, dans son journal «Retour du Tchad», décrit longuement ces cohabitats élémentaires et délicats, dont nous aurions aujourd’hui tant à apprendre. On touche ici à ce qui fait la tige où puise au fond toute économie, dont le véritable cœur est l’oikos, le monde cohabité, dans sa vulnérabilité, ses échelles et ses rythmes divers.
C’était un laboratoire d’alliances, de pactes fragiles, entre des acteurs hétérogènes dont aucun ne prétendait avoir le dernier mot, justement parce qu’ils lançaient entre eux un archipel de promesses à tenir fermes dans un océan d’incertitudes. C’est ce que John Milton, que nous avons tenté de redécouvrir avec Sandra Laugier, opposait au pacte de Hobbes, si monolithique. C’est ce que décrit magnifiquement Richard White dans «le Middle Ground», parlant des grands lacs et plaines nord-américaines au temps du délicat mélange entre les indiens et les trappeurs. N’est-ce pas cela, la tige de l’invention démocratique ? N’est ce pas la source d’un droit vif, un droit différentiel qui pourrait apporter des innovations fécondes au droit sédimenté des contrats ?
C’était un laboratoire de la fragilité, du vulnérable, un tissu fragile, et qui ne se voulait pas en état de défense. Si la vie toujours prend des formes, des manières d’apparaître et de partager le sensible qui s’offrent aux autres et sont par eux appropriables, comme dit Marielle Macé, ces formes sont aussi expropriables. À Notre-Dame-des-Landes, les formes de vie qui s’y partageaient se montraient particulièrement «déprotégées», pour reprendre le mot de Roland Barthes. Balayer des cohabitats si précaires, démolir de simples cabanes, quel bonheur, quelle facilité à côté des rapports de force bruts avec les bataillons de la FNSEA. C’est bien triste ! Il ne restera bientôt dans ce monde que ce qui aura su se protéger, se défendre, s’enrober jusqu’à se rendre inaccessible.
A l’heure où nous tentons de comprendre Mai-68, de démêler ses effets multiples, les meilleurs et les pires, il nous faut faire place, dans notre monde, à tous ceux qui se refusent à la réalité «réaliste» telle qu’elle va, qui veulent en sortir. Ces marges de la société, à l’époque, personne n’aurait songé à les désigner comme des zones de non-droit. D’ailleurs pour pouvoir entrer dans le monde, et rester dans le monde, ne faut-il pas pouvoir s’en retirer ? Pour refaire le pacte, ne faut-il pas pouvoir le rompre ?
Nous ne sommes plus à l’époque du retour à la terre et des communautés hippies. Mais de tous temps, et depuis les premiers monastères dont nul ne niera le caractère civilisateur, c’est dans de telles parenthèses marginales que se sont élaborées les promesses du futur — et même si ces essais n'ont pas toujours prospéré, ne faut-il pas des impasses laborieuses et décevantes pour trouver un passage inédit ?
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