Jeremy Rifkin : « Partageons l'énergie comme l'information »
L'Américain, pour qui on est entré dans la « civilisation de l'empathie », donne une leçon de modernité à Sarkozy, chantre du nucléaire.
« Une nouvelle conscience pour un monde en crise », sous-titre : « La Civilisation de l'empathie », qui vient de paraître en français (Les Liens qui Libèrent, 29 euros) fera-t-il date ? Si l'on en croit le devenir des précédents essais du président de la Fondation pour les tendances économiques, c'est probable.
Depuis les années 70, celui qui fait profession de conseiller des grands de ce monde assène quelques vérités, qui lui valent d'être critiqué. Ainsi :
- en 1977 dans « Who should play God ? », il prévenait des dangers desmanipulations génétiques rendues possibles par la découverte de l'ADN ;
- en 1993 dans « Beyond beef », il dénonçait l'effet dévastateur pour la santé et pour l'environnement de la surconsommation de bœuf ;
- en 1995, dans « La Fin du travail » (préfacé par Michel Rocard dans sa version française), il annonçait la destruction de l'emploi stable par les nouvelles technologies.
Venu à Paris pour parler de l'émergence d'une nouvelle civilisation, Jeremy Rifkin, conseiller de la gauche américaine et européenne, a cet art d'annoncer les catastrophes à coup de données précises et de sourires malicieux. Devant les journalistes qu'il reçoit à la queue leu leu dans un grand hôtel parisien, il reprend l'histoire de l'humanité à peu près au début.
Pour faire simple, sa thèse est la suivante :
« Nous sommes, j'en suis convaincu, à la veille d'un tournant historique vers un climax de l'économie mondiale - son passage à un état autostabilisant - et vers un repositionnement fondamental de la vie humaine sur la planète. L'âge de la raison s'efface, place à l'âge de l'empathie. »
« Un monde qui se mondialise est en train de créer un nouveau cosmopolitisme, dont les identités et les affiliations multiples couvrent toute la planète. Les cosmopolites sont l'avant-garde, si l'on veut, d'une conscience biosphérique naissante. »
« Il y a une autre histoire possible »
On peut être convaincu ou pas quand il nous cite en exemple Neda, la manifestante iranienne devenue icône, les images d'un tsunami soulevant en quelques heures une vague de peine et de solidarité, ou l'empathie pour les ours polaires sur la banquise fondante. Quand Rifkin a vu passer le « tremblement de terre » financier de l'été 2008, il a annoncé qu'il y aurait des « répliques ».
Spectateur placide de la volonté de puissance sans limite, il chuchote, presque amusé, que « l'on continue de sous-estimer la vitesse à laquelle on va disparaître, ça fait peur ». Ainsi, le « peak oil », c'est-à-dire le moment où la production de pétrole atteint son maximum, s'est passé en 2006 selon l'Agence internationale de l'énergie, et non en 2035 comme annoncé par les géologues.
Pendant 35 ans, dit-il, il a médité la phrase de Hegel : « L'histoire du monde n'est pas le lieu de la félicité. »
Puis il s'est dit :
« Il y a une autre histoire possible : quand de nouveaux régimes émergent, qu'une révolution de la communication se combine à une révolution de l'énergie, tout change et l'empathie apparaît. C'est arrivé quelques fois dans l'histoire, c'est le moment où s'ouvre un nouveau chapitre. »
L'empathie, on la retrouve dans les « révolutions arabes » :
« Les révolutionnaires en Tunisie ou en Egypte, leur modèle ce n'est pas Ben Laden, mais Gandhi et Martin Luther King. Ce qu'ils veulent c'est un monde ouvert et transparent, pas un monde fermé et sectaire. En ça, la mort de Ben Laden est anachronique. Comme en 1848 ou en 1968, on ne sait pas si cela finira bien mais c'est une révolution culturelle. »
« Pourquoi continuer à investir dans le nucléaire ? »
Qu'Internet bouleverse les individus au point de faire l'histoire, c'est établi. Mais comprendre « la révolution de l'énergie » dont parle Rifkin est moins évident. La « troisième révolution industrielle » consiste à ce que chacun devienne producteur d'énergie. Rifkin est persuadé que « l'immeuble de l'avenir sera une centrale électrique ». Des immeubles de bureaux à énergie positive sont déjà construits, y compris en France, mais marginalement.
Au lendemain de Fukushima, le nucléaire est certesdébattu mais pas vraiment remis en cause, en tout cas pas en France. Rifkin explique nos particularités :
« La France a une culture très centralisée. Je comprends que de Gaulle ait voulu le nucléaire au nom de l'indépendance, après la guerre, mais aujourd'hui, il faut reconnaître que la technologie n'est pas satisfaisante :
- les 437 réacteurs du monde produisent seulement 6% de l'énergie mondiale. Si l'on voulait que cette technologie ait un impact sur le réchauffement climatique, il faudrait que 20% de l'énergie mondiale soit issue du nucléaire… personne ne pense que ça va arriver !
- Sans compter qu'on ne sait toujours pas quoi faire des déchets, et qu'on va manquer d'uranium d'ici 2025-2035 ;
- et, encore plus important, il faut vous le dire les gars : vous n'avez pas assez d'eau ! Il en faut énormément pour refroidir les réacteurs des centrales.
Alors moi je dis, vu que le nucléaire ne crée pas d'emploi et rend possible des irradiations, pourquoi continuer à investir dans une telle énergie ? »
« Où voulons-nous être dans vingt ans ? »
Il en est convaincu, c'est la jeune génération, celle née en 2000, qui « ne voudra pas vivre dans un monde entouré de centrales nucléaires du XXe siècle. C'est une blague ! Ça n'arrivera pas », professe Rifkin, même s'il admet que « la transition ne se fera pas en un jour ».
Aux politiques, il rappelle que la question qu'ils doivent se poser c'est :
« Où voulons-nous être dans vingt ans ? Dans le vieux ou le nouveau monde ? »
Dans ce message que nous lui avons demandé d'adresser aux riverains de Rue89, il parle aux jeunes, ceux qui vivent déjà dans la révolution des communications et devront accomplir celle de l'énergie. Il leur dit :
Mais concrètement, comment partage-t-on cette énergie ? Il explique dans son livre que « la transition des énergies élitistes (fossiles ou fondées sur l'uranium) aux énergies renouvelables distribuées » fait passer le monde de la « géopolitique » caractéristique du XXe siècle à la « politique de la biosphère » du XXIe.
Si les politiques le décident, il sera bientôt possible de partager l'électricité en « pair à pair » sur des réseaux intelligents, exactement comme la musique. Et grâce à l'hydrogène, on va pouvoir stocker l'énergie et remédier au principal défaut des renouvelables, leur intermittence. Quand chacun devient producteur de ce qu'on appelle la « production distribuée », des centaines de millions de personnes auront « de la puissance », ce qui engendrera d'énormes conséquences pour la vie sociale :
« Revoir le modèle du marché et le modèle social pour les adapter à une troisième révolution industrielle distribuée et coopérative va être la tâche politique urgente du prochaine demi-siècle, pendant la transition des Etats vers le nouveau rêve : la création d'une société de la qualité de vie dans un monde biosphérique. »
Photos et illustration : Jeremy Rifkin à Paris, le 4 mai 2011 (Sophie Verney-Caillat/Rue89) ; la couverture de « Une nouvelle conscience pour un monde en crise » de Jeremy Rifkin.