Le pied.


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chlioff !...faisaient les flaques réveillées en sursaut par les pneumatiques. Seuft, seuft faisaient les essuie-glaces qui suaient de fatigue. La pluie, elle, tombait. Peinardement. Indifférente à la prétention des hommes de dominer la nature.

Adrienne pensa : « Le Barbu pisse comme un troupeau de vaches, aujourd’hui ». Mais elle dit à voix basse, avec une intonation dont l’ironie s’ajoutait au ridicule du geste de la main droite –ce geste qu’affectionnait sa très sérieuse mère pour lui « expliquer les choses » : « Le bon Dieu soulage sa vessie ». Elle disait ça, sa mère. Et elle renforçait l’énoncé de cet axiome scientifique en joignant près du visage le pouce et le majeur droits, tandis que les autres doigts –deux et demi depuis qu’Adrienne avait claqué une porte sur un auriculaire égaré– étaient tenus ostensiblement à l’écart. C’est à ça qu’elle servait, la main droite de sa mère. A ça, et à filer des beignes monumentales qui atterrissaient en travers de la gueule d’Adrienne chaque fois qu’elle était soupçonnée de quelque « vilainerie », ou encore, chaque fois que maman n’avait pu trouver Félix le cantonnier, dit « Rapine », l’homme à vraiment tout faire du village, sur qui elle s’était rabattue pour calmer ses envies –à l’insu de tous, croyait-elle– depuis que papa était mort carbonisé, une nuit, en fumant la pipe près du camion citerne d’essence qu’il allégeait discrètement.

La mère d’Adrienne ne l’avait jamais frappée de la main gauche. « Je suis gauche de la main gauche, comme tout le monde », disait-elle. Elle ajoutait : « D’ailleurs, si on l’appelle comme ça, c’est pas pour rien ». Mais elle n’était pas gauche de la droite, la joue d’Adrienne s’en souvenait : d’une raison à l’autre, elle n’avait guère le temps de refroidir. Car c’était toujours la même qui trinquait et, pour l’éternité, elle devait en rester légèrement enflée, comme épaissie.

N’empêche : elle aimait bien sa mère, surtout depuis cinq ans. Depuis ce jour où elle avait tant pleuré à son enterrement. « Chute dans l’escalier », avait pleurniché le gentil nouveau prêtre. « Chute dans la gnole », avait traduit Adrienne. Elle avait tiré des larmes de son corps pendant sept heures d’affilée ! Au point d’en émouvoir le jeune cureton qui connaissait pourtant son métier sur le bout des doigts mais ne savait plus où les mettre toutes les fois qu’elle se laissait aller –au comble d’une indicible défaillance !...– sur sa maigrichonne et pas trop mâle poitrine. Elle avait pleuré pour les années passées et pour les années à venir. En prévision. Dès la fin des obsèques obséquieuses, la vaste rigolade avait démarrée qui ne devait plus s’arrêter.

« Le bon Dieu soulage sa vessie ! » Depuis La Voulte, il se soulageait, le bougre ! Une grosse paire d’heures. Devait en avoir une sacrée, l’animal. Adrienne se prit à penser à la taille que pourrait avoir un tel organe. Elle se dit que si le bon Dieu en avait une aussi grande, il n’était pas tout à fait à l’image de l’homme. Elle eut un rire : avec une vessie comme ça, ça lui ferait un machin vachement costaud. Merde ! Ça vaudrait le détour ! « Des fois, je suis vraiment jobarde », se dit-elle, mais elle ne serait jamais aussi fondue que ceux qui sortaient ces calembredaines. Et puis, cela l’avait détendue un instant, elle en avait besoin.

Sous le ciel déjà sombre, la nuit était venue rapidement, charriée par la mélancolie de la pluie qui avait mangé le jour grisâtre. Un bel orage...Il y avait bientôt trois quarts d’heure qu’Adrienne était engagée dans les gorges. A intervalles de plus en plus courts, les cimes du Vercors se cabraient sous les éclairs qui venaient rebondir contre les parois rocheuses pour éclairer le paysage comme une explosion de néon tremblant, immédiatement accompagnée par l’écroulement de la montagne en tonnerres claquants qui secouaient la roche et le cœur. Adrienne « mouillait », sans jeu de mots. Elle serrait les mains sur le volant. Elle serrait les dents. Elle serrait les fesses. Elle serrait tout ce qu’elle pouvait. Elle n’en menait pas large.

Elle avançait maintenant à l’abri relatif des Goulets. Les « Grands Goulets ». « Tu verras, c’est magnifique », avait dit la petite Antoinette. Tu parles ! Magnifique sous le soleil, peut-être ! Sauvagement saisissant sous une pluie de matinée, à la rigueur. Mais par une tempête de nuit, ça vous filait salement les chocottes, ce décor d’un autre âge, rendu fantasmagorique par le fracas démesuré, les illuminations fulgurantes et le faisceau des phares,  brinquebalé par les irrégularités houleuses de l’asphalte.

La voûte, taillée dans le pied de la montagne, protégeait en partie de la pluie, d’autant que les tunnels étaient fréquents et le tracé de la route se tordait en pointillés discontinus: tunnel, voûte, morceau de ciel,...au gré de la topographie du site tortueux que la nuit ne permettait plus d’apprécier. Mais, entre la roche et le parapet, la voie de goudron se transformait en voie d’eau, en une sorte de canal parallèle au torrent qui fonçait, enragé et sale, à droite de la route. Par endroits, la R5 traversait des nappes d’eau, y soulevant des rouleaux de vagues qui, transfigurées par la lumière éclatante des phares, immergeaient le pare-choc et douchaient la calandre. Et puis, elle toussa la R5. Ou elle éternua, allez savoir ! Broumm...brr-reureu...brouroum, elle fit. Et le moteur se mit à tourner sur trois pattes. Il boitait. Putain de bagnole ! « C’est la batterie ! », décréta Adrienne. Broumm...breum, treureureu-eu...Plus rien. Morte, la bête. La pensée d’Adrienne eut un réflexe fulgurant : « C’est ce petit con de Jeannot qui a salopé le travail ! » Elle choisit de dire : « Le petit Jean a dû omettre quelque chose ». Parce que, faudrait pas croire : Dieu ne fait pas que pisser. Il veille, le monstre. Il surveille, il note, il enregistre tous vos actes et toutes vos paroles (les pensées non, ça y peut pas, heureusement !). Il met tout en fiches sur son ordinateur. Enfin, pas lui directement, mais son ministre de l’intérieur.

Ah ! Jeannot ! Elle le revoyait Jeannot, avec sa chevelure à la matou cavaleur et sa face de diable maculée de graisse et de barbe, avec son air effronté de petit merdeux qui se prend pour un homme. Ah ! Pour rouler les mécaniques, il s’y connaissait mais pour ce qui était de les réparer !...Et avec ça, toujours à vous décortiquer du regard jusqu’au péritoine, à vous peser, vous soupeser. A tout vous soupeser. Toujours à foutre sa tête au ras de la fosse quand vous vous approchiez, comme pour vérifier si vos jambes s’arrêtaient bien quelque part. En fait, cela ne déplaisait pas tellement à Adrienne, d’autant qu’elle en avait une drôlement belle paire : la Marlène pouvait toujours s’accrocher ! Et puis des pieds magnifiques. Souples, déliés, agiles, adroits. C’était rare de si beaux pieds. Et des chevilles d’une finesse…aphrodisiaque ! N’empêche : Jeannot était un petit con. En allant rechercher la R5 qu’elle avait menée à la révision obligatoire, elle l’avait trouvé, fumant tranquillement un cigare à bout de plastique, la main appuyée contre la voiture. Il avait sûrement oublié de lui serrer un vilbrodequin, des vis patinées ou un arbre à cannes sur la tête. Sûr !

Petit merdeux !

Elle relança plusieurs fois, en vain, le démarreur. Elle coupa les phares et, accablée par ce coup du sort, se laissa aller, avachie, sur son siège. Elle resta longtemps ainsi, plongée dans un abattement mûrissant en détresse. Très longtemps...Mais son caractère bien trempé reprit le dessus : « Je ne suis pas homme à capituler sans combattre ! Non, mais !»

Bon, c’était pas le tout. Panne, nuit, orage : que faire ? Rapide coup d’œil à la situation : phares éteints, c’était tout vu, c’était tout noir. Savoir, peut-être. Savoir où elle était. La carte : hmm,...non, inutile d’insister, même si elle parvenait à reconnaître sa route parmi tant d’autres, elle serait incapable de situer l’endroit où elle se trouvait. Elle décida d’aller à la rencontre de la première borne venue pour être renseignée sur la distance la séparant d’un lieu habité pouvant revendiquer le nom de village. Elle prit sa torche et sortit : splash-flouf ! En plein mitan d’une mare, évidemment ! Mais pas de quoi se marrer : elle resta figée ! Saisie par le grondement apocalyptique du torrent déchaîné qui, amplifié par la réverbération des gorges, saturait l’espace et la matière, déferlait dans ses tripes, dans son coeur, dans sa tête ! Oh, ma mère ! Ce boucan ! Ce boucan plein de nuit ! Cette nuit, pleine de boucan ! « Reprends-toi, Adrienne. Allume vite ta lampe. Et respire un bon coup. Lentement...  J’y va-t’y, j’y va-t’y pas ?...J’y vais ! »

Elle se pencha pour prendre son parapluie, ferma à clé, et en route ! Tout en s’égouttant les pieds, elle choisit de marcher à l’abri, près de la roche. Un éclair lui coupa la route en lui coupant les jambes et fit vaciller la lumière de sa torche comme une flamme de bougie éventée ! Et GROUMMB !!TRARRRACK !!!BRAGADRAMMM !!! Le tonnerre sembla lui arriver dessus comme un gigantesque éboulis et lui fit rentrer la tête dans les épaules en un geste...de protection. On a de ces réflexes !...Etrangement, ce bombardement sonore l’avait un peu décontractée, lui rendant presque supportable le vacarme engloutissant du torrent. Elle repartit, en s’aidant allègrement de son parapluie fermé pour rythmer sa marche.

Elle enjambait adroitement une flaque quand un cri préhistorique ! un cri d’antéchrist ! percuta la voûte. Elle resta quillée sur une patte, comme une danseuse étoile cherchant son étoile qui l’aurait laissé choir. Adrienne ne s’était jamais entendu gueuler comme ça ! A ses pieds, dans le cercle blafard de la lumière tremblante !! Dans le déferlement d’une musique d’apocalypse wagnérien !!! Un monstre antédiluvien la fixait !!!! Le poil pourrissant ruisselait, la peau portait des croûtes purulentes, les yeux démesurément gonflés regorgeaient de pus qui s’écoulait vers les narines et la bouche boursouflées. L’animal n’y voyait plus mais il entendait encore : ce beuglement d'outre-tombe, ça l’avait sidéré, au lapin. Momifié. Il avait pensé que sa dernière heure était arrivée –et peut-être est-il permis de croire qu’il la devinait proche– mais jamais il n’aurait imaginé qu’elle puisse faire un tel raffut. N’importe, cela ne changeait rien : la myxomatose ne pardonnait pas. Il assumait sa fin hideuse avec cette noblesse et cette dignité face à la mort que seuls possèdent les animaux. Sans doute parce que, si certains parviennent à la pressentir, ils ne la pensent pas. Ou parce qu’ils se taisent. Ou parce qu’on s’y projette. Et puis...Et puis on s'en fout! Voilà! On s'en fout! Complètement!

Les quelques secondes d’effroi passées, le corps du lapin repris son tremblement convulsif. Adrienne se décida à redescendre sa jambe en l’air : splash-flouf ! La flaque, bien sûr. Le lapin s’ébranla péniblement et marcha vers elle. Elle eut un mouvement de recul : splash-flouf ! La flaque, deuxième pied. Merde !...Elle comprit alors que le lapin était aveugle et elle s’amusa à le suivre. Complètement désorienté, le corps et le cerveau rongés par la maladie, il s’éloignait sur la route puis revenait buter de la tête contre la paroi. Adrienne commença à l’agacer avec le parapluie. Elle essaya de lui enfoncer la pointe métallique dans le ventre. C’était mou, gonflé, putrescent. Elle lui fit traverser la chaussée –elle faisait traverser un aveugle !– en l’aiguillonnant vers une ouverture du parapet, décorée d’une grande fleur à pompons jaunes, où elle le fit s’engager. Le lapin resta un instant immobile puis, perdu, ignorant ou résigné, il avança. Adrienne bouda un peu : elle ne put ni voir ni entendre sa chute dans le torrent.

Elle repartit en battant la mesure sur le bitume. Ainsi équipée, avec sa paire de belles jambes, sa mini-jupette, son chemisier bien rempli et son parapluie virevoltant, elle évoquait une tenniswoman…en voyage. Une tenniswoman au long court, quoi. Elle s’arrêta pour allumer une cigarette mentholée mais la flamme du briquet –un Dupont, oui madame, offert par un admirateur– n’atteignit pas le tabac. Adrienne en laissa tomber sa torche qui s’éteignit : elle était immobile et pourtant ELLE S’ENTENDAIT ENCORE MARCHER ! Elle en était sûre : se détachant du vacarme assourdissant du torrent, elle avait distingué des bruits de pas sur le goudron ! Stap, tep. Stap, tep. Bon Dieu de bois ! Il y avait quelqu’un sur la route ! Bienfaisante ou menaçante présence ?... C’était quelqu’un qui, comme elle, tapait sur le sol avec...Non! Elle ne percevait que deux sons, différents et irrégulièrement espacés, alors qu’il devrait y en avoir trois : les deux pieds et le parapluie, ou le bâton...C’était un boiteux ! Ou un unijambiste avec une canne, ou avec des béquilles ou...Ouais! Pourquoi pas un cul-de-jatte marchant sur les mains avec des échasses, aussi, non ? C’est courant ces sortes de rencontres, de nuit, sur nos chemins de France ! C’était un boiteux, un pied c’est tout ! Stap, tep. Stap, tep. D’où il sortait ce tordu ? Sur cette route ! A cette heure ! Par ce temps ! Loin de tout ! Un boiteux ? Y’avait quelque chose qui clochait ! Et ce putain de torrent qui vous gassaillait(1) toute la carcasse et brassait les neurones en mayonnaise ! Et tout ce noir ! Elle se baissa et tâtonna pour ramasser la lampe. Prudemment, aux aguets, ne voulant pas être surprise. Vite : clic-clic-clic ! « Mais c’est pas vrai ! Saloperie ! Elle marche plus ! Dieu, siouplaît, apportez-moi la lumière, putain d’Adèle ! C’est votre boulot ça !»…hurlait son cerveau affolé pendant que sa bouche, ouverte et tremblante, n’émettait plus le moindre souffle.

Aussi sec, les pieds dans l’eau, elle fit demi-tour, la gorge serrée et desséchée comme la caillasse du Hoggar au soleil du mois d’août, à 13 heures GMT. « C’est qu’il allait la détrousser ce détraqué ! Et la trousser ! Ça, encore, ce n’était pas un bien grand malheur, mais il lui ouvrirait le ventre, après ! Il n’y a rien de pire qu’un boiteux, rien de plus vicieux. Ils se promènent toujours avec un grand couteau dans la poche, c’est bien connu. Un couteau ou une faux. Comme la mort. On le sait bien, par chez nous : un boiteux ça vous envoûte, ça vous en-malheure, ça vous en-masque, ça vous découpe ! Un boiteux, ça vous envoie droit dans la boîte! » Ainsi résonnait la frousse d'Adrienne dans son esprit chaviré.

Elle avançait en suivant la paroi avec la main qui serrait la torche, l’autre brandissant le parapluie devant elle, comme une canne blanche. Elle envoya, en PCV, une bulle au ciel avec, dedans, une prière : « Dieu, joue pas au con, y a des choses qu’on doit pas faire à une femme. Surtout pas à moi ! S’il te plaît, fais-lui se casser la gueule ! Qu’il se pète l’autre guibolle ! » Mais va te faire foutre : il s’accrochait l’autre. Il ne gagnait peut-être pas du terrain mais il suivait. Enfin, il lui semblait bien. Elle s’arrêtait parfois une seconde pour tendre l’oreille : mais qu’est-ce que tu voulais tendre, dans ce charivari du diable qui submergeait et emportait tout ! Elle repartait aussitôt. Et cette saleté de lampe qui ne voulait plus rien savoir ! Et elle, Adrienne, dernière des connes qu’elle était d’avoir éteint les feux de position ! Fallait le faire, non ? Comment dénicher la bagnole, maintenant ?

Magnifiques, les Goulets ? Maléfiques, oui! C’était ça le mot : maléfiques! Les Goulets, l’orage, la nuit, la route, le décor, le boiteux, bon Dieu! Le boiteux ! Tout : maléfique !

Elle se retrouvait dans la situation du lapin : du noir partout, épais, sans fond, sans fin. Elle en vint à regretter les éclairs qui lui auraient fourni un éclairage. Mais Dieu qui, distraitement, avait dû prêter un bout d’oreille à sa prière, lui en offrit deux ou trois à la suite. Bien que lointains, leurs éclats révélèrent en négatif l’ombre de la R5 et redonnèrent, avec des repères, une giclée d’énergie à Adrienne. Elle se risqua à accélérer, son parapluie délégué en éclaireur aveugle. Mais bloung ! Contre la voiture il cogna. Enfin ! Elle trépigna un moment à la recherche des clés puis de la serrure et –ouf !– elle monta et verrouilla la portière. Elle essaya le démarreur : ah voua !... De son sac elle tira un Opinel N°16 qu’elle ouvrit en bloquant la virole. Dans certains cas, ça peut être plus efficace qu’un chapelet. On verra bien ! Oui, voir ! Vite, les phares ! Penchée vers le pare-brise, elle envoya ses yeux au bout de la lumière qui éclaboussait le couloir rocheux et allait se perdre dans la nuit insondable d’un virage. Rien à cet horizon. Merci Sainte Mémère de Dieu !

La pluie continuait. Le torrent, heureusement moins présent, grondait toujours mais le calme relatif de la R5 la décontracta quelque peu. Et puisqu’il n’y avait personne en vue, peut-être qu’elle s’était montée le bourrichon. Avec elle, allez savoir !

Une dernière fois, elle scruta méticuleusement la route éclairée, les alentours, et même au-delà du torrent où la lumière réfléchie laissait deviner quelques pans de l’autre rive des Goulets. Mais, au bout d’un moment, elle dut se rendre à l’évidence : la puissance des phares diminuait. C’est vrai : la batterie ! Les phares la déchargeaient. Elle ne pourrait plus repartir ! Aussitôt, elle éteignit tout. Oh non ! Pas tout ! Cette fois elle allait au moins garder les feux de position, ça lui ferait touj...C’EST ALORS !… QU’ON FRAPPA A LA VITRE ! Un choc brutal et violent ! Adrienne eut peur. La vraie peur. Celle qui givre instantanément le cœur, le creux des reins et le reste. Celle qui trace des sillons dans les muscles et fait un grand vide de l’estomac à la gorge, en mettant dans la bouche une saveur étrange et métallique. Une peur comme un plaisir, presque comme...Adrienne tenta de prendre son courage à deux mains, ne sut pas trop comment cela se pouvait faire, et ne leva qu’un bras, vers le plafonnier... qu’elle actionna : oh, Sainte Vierge Marie !! Sur la vitre, se détachaient deux gouttes de sang frais qui s’allongeaient lentement en minces filets... et l’empreinte de cinq grands doigts !! Des doigts pour un cou. Il n’en manquait que deux à Adrienne pour s’affaler dans les reinettes ! Elle remit les phares et, grelottante, flageolante, l’opinel en avant, elle se força à regarder dehors. Elle éteignit le plafonnier. Pour ne plus subir cette vision de cauchemar et, parce qu’en se reflétant dans les vitres, il occultait ténébreusement l’extérieur tandis que c’était elle qui s’offrait alors à la vue. Elle se leva de son siège, vérifia les fermetures en bousculant son sac puis, à la lumière souffreteuse des veilleuses et de celle, plus vive, du feu de recul qu’elle avait enfin pensé à enclencher, elle inspecta toute la périphérie de la voiture. Toujours rien. De quoi devenir jobarde ! Mais, tout de même, il valait mieux qu’elle n’ait rien vu d’autre. Mais ce sang, d’où venait-il, bon sang?! Bon Dieu…

Assise au volant, elle éteignit les phares et le feu de recul mais laissa les veilleuses allumées, lesquelles, grâce à l’encaissement de la route, répandaient une lueur maigrichonne mais rassurante autour de la voiture, tout en atténuant l’image des traces sur la vitre. Un long moment encore, elle s’efforça de regarder au-dehors, son regard allant se perdre trop souvent dans les ténèbres qui enveloppait le halo de clarté, teinté de rouge vers l’arrière. Plus d’une fois, elle crut que...Mais non, elle ne distinguait rien.

Un long frisson la traversa encore quand sa main se posa sur un livre tombé du sac, son livre de chevet : « Histoires à faire peur » d’Alfred Hitchcock. Ce n’était vraiment pas le moment !

Du temps passa. Il était tard. Bientôt 1 heure. Allons, l’heure du crime était passée. Elle avait droit à un répit. Bienvenu. Elle était vidée, escagassée(2) : son cœur et son système nerveux avaient salement dérouillé !

Adrienne se calma, au point d'éteindre même les veilleuses. Elle se cala dans son siège, réchauffant d’un plaid ses superbes jambes nues encore froides de pluie et de trouille. Bras croisés, couteau à la main, elle se mit à attendre. L’orage s’éloignait, emportant avec lui ses roulements assourdis de canonnade exténuée. La dégringolade effrénée du torrent lui tenait presque compagnie, berçant sa fatigue et apaisant ses nerfs, enrobant de son souffle cahotant cette bulle de clarté malade, noyée dans le paysage avalé par l’obscurité. Jusqu'à l'engloutir dans un profond sommeil ...

 

 

Ce qu’elle attendait arriva : pas encore le jour, mais la fin de la nuit. L'oppressante noirceur s’éleva lentement vers le ciel deviné en laissant derrière elle ses déchets de brouillard. C’est alors qu’elle entendit le moteur. Elle descendit en laissant sa portière ouverte, au cas où. Le bourdonnement incertain résonna longuement dans les Goulets avant que la masse du camion ne surgisse du brouillard, à quelques mètres devant elle, fantomatique apparition enfantée par la masse vaporeuse. C’était une bétaillère. Elle stoppa à sa hauteur. Un béret noir se pencha. Au-dessous du béret : des sourcils déplumés. Au-dessous : des yeux délavés et étrangement rapprochés. Au-dessous : un tarin comme une morille enflammée, hymne vibrant et solennel aux maîtres de chais de la planète. Au-dessous : une moustache ébouriffée, assaisonnée à la nicotine. Et enfin une voix claironnante : « En panne ? »

Elle expliqua que-comment-pourquoi-voilà.

« Moi, la mécanique, c’est pas mon fort , dit la morille au béret. Mais si vous voulez venir téléphoner à la ferme ... »

Ils avaient le téléphone, à la ferme !

Elle voulait bien. Installée dans le vieux camion, elle s’émerveilla qu’un tel engin puisse encore avancer. Bien la peine d’avoir une R5 flambante ! Vingt minutes plus tard, le véhicule quittait la route pour un chemin de grasses fondrières où il faillit s’embourber plusieurs fois mais, cahin-caha, il parcourut encore deux ou trois kilomètres entre forêt et montagne.

La ferme, froide et grise, était serrée dans un creux étroit et encaissé où s’accrochait encore la brume. On eût dit une enceinte de château. C’était un mur avec, au milieu, une lourde porte cochère. Fermée. Et un portail de ferme fermé, c’est rare. Curieux... Le camion s’approcha et le portail s’ouvrit. Bizarre… Le camion entra et les battants se refermèrent. Etrange... Ils étaient manœuvrés par un morceau de femme tout noir : sinistre. Ce fut pourtant elle qui proposa le déjeuner à Adrienne pendant que le véhicule disparaissait dans l’obscurité d’une immense remise à la structure vermoulue.

La cuisine, très sombre, triste et sale, la lourde table, poisseusement rustique, la rareté du mobilier fatigué, le râtelier de lourds fusils près de l’âtre peint à la suie, rien n’invitait pourtant pas aux agapes mais Adrienne avait la fringale et se vit servir : lait frais, café, tartines beurrées, confiture maison ! Un régal qu’elle dévora sans façon.

La vieille dame, sèche et maigre, s’assit plus loin, près du vénérable buffet, patiné par l’âge, l’usure et la crasse, et l’observa de ses yeux planqués dans l’ombre des orbites. Elle avait de rares cheveux gris et, autour du cou, seule diversion dans le noir de ses vêtements, une brève écharpe d’un rouge violent, nouée à la façon de ce qu’on devait appeler autrefois une régate.

Adrienne vidait son bol. Venant de la cour, elle entendit l’homme qui approchait. Le café se coinça dans sa glotte : ces pas ! Elle les reconnaissait ! Elle se retourna d’un bloc : l’homme entrait en boitant ! Manquait plus que ça, nom de foutre ! L’homme referma la porte et assujettit fermement le loquet. La femme demanda, d’une voix d’éolienne rouillée de puits artésien, mâchée par les tentatives d’un appareil dentaire d’accéder à la liberté :

« Tu as fait affaire ? 

– Non, pas encore. Cette nuit, ça s’est pas passé comme j’aurais voulu, répondit la grosse voix de la morille en accrochant son béret.

– Ce sera sûrement plus facile aujourd’hui » assura la Sinistre, son regard fouineur toujours tourné vers la table

Adrienne avait suivi la scène avec un intérêt à inquiétude progressive, capitalisant un fonds d'hypothèses effrayantes . Le boiteux ! Ça n’arrivait qu’à elle, ces histoires ! Le boiteux, putain ! Elle le vit ouvrir un tiroir du buffet. Il en tira un Laguiole authentique et historique, aussi long qu’une navaja, avec un cran d’arrêt claquant comme une culasse de mitrailleuse allemande dans une grange d’Oradour-sur-Glane, le 10 juin 1944. Il n’allait quand même pas lui ouvrir le ventre avant, non ?! Elle mesura les distances : lui, elle, elle, la porte, le verrou...Il lui fallut quatorze secondes six dixièmes pour atteindre la bétaillère. Elle tripota des boutons à la vitesse d’une dactylo, dénicha le démarreur, enclencha la première vitesse venue et embraya pied au plancher. Le type se ramenait en courant ridiculement, à « bancroche-pied », brandissant le Laguiole dans sa grosse main coléreuse. Il voulut s’élancer vers le camion. Adrienne ne se lança pas dans une étude approfondie du sujet. Au réflexe, elle fonctionna : un coup de volant à gauche et le bonhomme n’eut pas le temps de s’écarter, il prit sa bétaillère dans ses bras. Ce n’est pas très manœuvrant un boiteux dans une cour de ferme boueuse...Cela ne fit qu’un cahot mollasse sous les grosses roues. Adrienne ne s’offrit pas le loisir d’apprécier : merde ! Le portail ! Elle n’eut pas à ralentir : la volée de chevrotines lui hacha le sourire. Elle visait juste, cette saloperie de Sinistre ! Les éclats du pare-brise éclaboussé s’envolèrent, lestés de débris sanguinolents. Le camion enfonça le portail et alla se quiller stupidement sur les piles de bûches qui attendaient le passage de l’hiver. L’essieu ne touchait plus le sol et le moteur débridé s’affolait à vide. Il en faisait un boucan, ce tacot !

 

 

Il en faisait un boucan, ce tacot ! C’est ce ronflement de gros diesel essoufflé –suivi du hurlement qu’elle poussa– qui tira Adrienne du sommeil qui avait fini par la gagner. Elle l’aurait embrassé, ce bruit ! Vrai : elle avait fait un cauchemar salement gratiné, plein de terreur, de coup de fusil et de sang ! Elle pensa à regarder la vitre. L’aube s’apprêtant lui éclaircissait les idées. Elle sourit : cette main sur la vitre, c’était la main graisseuse de Jeannot, le mécanicien pas pressé. Oui, mais, le sang ? Et le choc, si violent?

La nuit finissait. Elle s’en allait...en laissant derrière elle ses déchets de brouillard...d’où le camion surgit brusquement. Il dépassa la R5 et se serra près du parapet. Adrienne alla à la rencontre du chauffeur qui venait de descendre de sa cabine. Avant d’apercevoir le béret noir, elle devina sa démarche ! Il boitait, le salaud !! Elle ne chercha pas à comprendre le pourquoi-du-comment-du-chose : elle fit demi-tour et plongea dans la voiture. Elle eut un geste idiot mais automatique : elle tourna la clé de contact...et le moteur répondit présent ! Elle en rigola de joie. L’homme était resté planté, tout couillon, à l’arrière de son bahut. En passant, Adrienne le gratifia d’un fougueux baiser de son aile droite. Le gars pirouetta, tel un Noureev de comptoir blindé à la vodka et tomba en se tenant la jambe. « Il boitera des deux, cet enflé ! » Ce fut la sentence d’Adrienne.

Elle déjeuna au premier hôtel restaurant qu’elle rencontra. Elle soigna particulièrement son estomac. Si les émotions vous creusent, elle devait avoir droit à un joli gouffre, non ? Elle prit une chambre, une douche et du repos. Elle repartit toute fringante après le dîner, suivi d’un triple sec, non sans avoir donné son avis au patron, à savoir qu’il plumait mieux ses clients que sa volaille.

Ce soleil d’après la pluie était une ivresse de soleil. Il ravivait la nature d’un bain de pureté chatoyante et resplendissante qu’aucune confession, aussi ardente et sincère soit-elle, ne donnerait jamais à un parangon de pécheur au repenti abyssal. Il réchauffait. Il échauffait.

Le petit gars, crevé, avait déposé sa fatigue et son cul sur sa valise. Adrienne s’arrêta et lui proposa sa place assise. Il était appétissant ce jeunot, avec sa longue chevelure à la minet et sa face d’ange. Il venait passer des vacances à la campagne, chez les cousins, le pôvre. Et personne pour l’attendre à la gare, avec cette chaleur !

Il ressemblait à Jeannot, ce petit. Un Jeannot endimanché qui serait devenu timide et poli. Quand il descendit de la R5, une bonne heure plus tard, le garçon n’en était pas encore revenu mais il était prêt à y revenir. Souvent. Très. Très-très souvent. Pour surprenante qu’elle ait été, cette halte dans l’ombre troublante d’un bosquet n’en était pas moins devenue des plus agréables et des plus instructives. Ces jambes, ces cuisses, ces..., ce...et...Et tout, quoi ! Il se sentait enfin un homme, l’adolescent. Mais la valise n’en était que plus lourde, et le chemin ensoleillé des cousins un peu plus raide.

 

 

 

 

Le lendemain,quand Adrienne se pointa avec sa seringue, Berthoulet lui tendait déjà les fesses. Léonie, sa plus que moitié, le trouva tout ébaubi quand elle revint dans la chambre. Il fixait bêtement la porte en gardant sa gueule ouverte. Allez savoir : peut-être qu’il s’était cogné la caboche, aussi ?

Dans la cour, le jeune cousin arrivé la veille se lavait près de la pompe. Il faillit tomber de cul dans le baquet d’eau froide. A Adrienne qui lui souriait tendrement il ne put offrir qu’un : « Ben... »

Adrienne l’aimait bien, ce gamin. Peut-être même qu’elle l’aimait. En le voyant, sur l’instant, elle venait de se poser la question avec une poignante sérénité. Léonie lança depuis le seuil : « Au revoir, sœur Adrienne...et merci ! » Enfin, « sœur » : le docteur lui avait dit : « Je vous enverrai sœur Adrienne pour les piqûres », mais il avait ajouté, pagnolesque, devant le regard interrogatif de Léonie : « A vrai dire, elle a un peu manqué la porte du couvent, mais j’ai gardé l’habitude de l’appeler comme ça. »

Dans son lit, le père Berthoulet en bavait encore. Il s’en était fait dire quatre, avec son histoire de gonzesse renversante. Il croyait vraiment faire avaler ça à sa Léonie, ce soûlard ? Il s’était noirci la gueule une fois de plus, oui ! Et il lui fallait des piqûres, maintenant ! Il s’était retourné trop tard, Berthoulet. Pas pu réagir. Pas la force. Suffoqué. Le cerveau embouteillé par la stupeur. Et Adrienne était partie. Il ne songea guère à se confier à sa truculente épouse. C’est pour le coup qu’elle lui aurait balancé un seau de flotte dans le portrait. Il se demanda même s’il ne s’était pas vraiment payé une biture un peu trop carabinée.

En dévalant avec la R5 la pente «des cousins», Adrienne rata d’un cheveu un beau doublé : des deux chats qui s’accouplaient sur le bas-côté, elle ne parvint à écraser que la queue d’un, mais elle avait trop le cœur en balade pour éprouver un petit bout de regret.

Parvenue à la nationale, l’envie lui prit de faire un saut jusqu’aux Goulets avant de regagner Villard. Grâce à la grande fleur à pompons jaunes, elle situa assez facilement l’endroit où elle était tombée en panne. L’endroit «des pas du boiteux».

La première chose qu’elle découvrit, fut, sur le bord de la chaussée, un oiseau mort, le bec collé au sol par du sang séché. C’était donc lui, le responsable de sa si grande frayeur ! Déboussolé par l’orage, les éclairs et les phares, il était venu s’écraser contre la vitre, y plaquant les deux gouttes rouges de sa mort absurde. Elle chercha encore, s’interrogea et trouva. Elle comprit. De l’eau suintait encore de la roche et tombait en lourdes larmes vers le goudron érodé. L’orage avait grossi ces écoulements et ces gouttes dont la chute avait produit un son amplifié par la voûte :stap, tep ; stap, tep ! Adrienne se plia de rire au-dessus du parapet. Les automobilistes qui passaient étaient égayés de voir une dingue en liberté qui avait l’air heureuse. Mais ça, elle s’en tamponnait le coquillard !

 

 

Mademoiselle Sauthuile pose son porte-plume, celui qui fait de si jolis pleins et déliés. Elle ôte ses lunettes, souffle soigneusement sur l’encre et relit, dans le flou, la dernière phrase : « Mais ça, elle s’en tamponnait le coquillard ! » 

Satisfaite, elle referme son grand cahier noir, son cahier secret, et va le dissimuler derrière les linges de la dernière étagère de son armoire où il rejoint les livres clandestins : des « série rose », des «Arlequin», des Stephen King, des San-Antonio, des polars, des « Aventures effroyables »  d’auteurs inconnus, deux Edgar Poe, une liasse de pages recopiées à la main de « La Religieuse » et enfin, taché, déchiré, grillé, racorni, son vrai trésor, sauvé –miracle indiscutable mais inavouable– des amoncellements d’une décharge fumante : «sa» « Nouvelle Justine » et la moitié des « Cent vingt journées de Sodome », de Sade…Ses provisions de voyage en chambre.

Elle s’approche de la fenêtre et soulève le rideau de cretonne. En bas, près des iris, il y a Saffo, sa chatte. Elle est couchée là, sous le petit rectangle de terre claire. Cela va faire trois ans. Elle l’avait protégée de l’extérieur, de l’agressivité des autres, des chats qui sont pires que les hommes. Elle était heureuse Saffo, dans la maison. Heureuse et propre. Mais un soir, la mère de mademoiselle Sauthuile avait réussi à la faire sortir, exprès, pour exaspérer sa fille, pour la « faire devenir  chèvre ». Saffo était revenue trois jours après, couverte de croûtes et d’écorchures, pouilleuse, puante et énamourée. Mademoiselle Sauthuile, au fond le plus ignoré de son cœur négligé, ne rêvait que de la reprendre près d’elle : c’était sa seule amie, son coin de chaleur. Surtout qu’elle était, en même temps, aussi fière et envieuse que chagrinée de cette escapade. Mais –pour faire taire les railleries fielleuses de sa mère– elle l’avait d’abord renvoyée à la rue et puis, finalement, elle avait préféré la faire sortir de leur vie, elle avait préféré la savoir morte. Oh, sans la faire souffrir. Mais morte.

D’ailleurs, au départ, ce n’était pas tellement par amour de l’animal qu’elle avait adopté cette chatte mais c’était avant tout pour faire endêver sa bordille de mère. C’est pour la même raison qu’elle continue à entretenir régulièrement la petite tombe. Et pour ne rien oublier de ses misères.

Elle aperçoit monsieur le curé qui tourne le coin de la rue, trimbalant sur son dos désabusé un cancer de la foi en phase terminale. Un peu de rose lui vient aux joues : monsieur le curé lui offre toujours le soutien de son bras pour gravir l’escalier tortueux du presbytère. Mademoiselle Sauthuile a failli être bonne sœur. On l’avait envoyée pour ça dans un trou perdu des Alpes. Le seul vrai voyage qu’elle n’ait jamais fait. Elle s’en était tirée juste avant les vœux définitifs. Pas grâce à sa mère !... Enfin, elle s’en était tirée…si on veut…

Contre le mur de l’école, dans l’ombre des cyprès, Jeannot –le grand fils des voisins qui travaille chez Dubreuil le garagiste– est encore là avec une aguicheuse dévergondée de la rue des Verriers. Ils s’embrassent. Ils se touchent. Petits saligauds.

Une voix d’éolienne rouillée, hachée par des claquements de râtelier baladeur, nasille depuis la pièce voisine : « Alors ! Tu viens, oui ? Qu’est-ce que tu fiches encore ? » Mademoiselle Sauthuile sursaute : elle n’avait pas entendu sa mère.

La mère de mademoiselle Sauthuile est veuve depuis son quarante et unième printemps et paralysée depuis plus de dix ans. C’est une petite vieille sèche et sinistre, sempiternellement vêtue de noir, avec une sorte de fichu très rouge autour du cou. Madame Sauthuile garde toujours près d’elle son animal favori : un lapin. Il habite dans une grande cage occupant une alcôve près de la porte-fenêtre. C’est le grand amour de madame Sauthuile : elle le prend sur elle, le cajole, commande qu’on le sorte sur la terrasse ou dans un coin du jardin quand il fait beau. Elle l’adore : il fait enrager sa fille, Adrienne la pucelle.

Adrienne, indifférente aux gestes qu’elle accomplit, va déplacer le fauteuil roulant de sa mère et retourne près de la croisée. Madame Sauthuile continue à ronchonner quelques griefs dégoulinants de salive. Vieille carne boucanée !

La salope.

Félix, le cantonnier, traverse la place. Il se fait vieux, Félix. La couleur de son béret rime encore avec celle de ses moustaches. Il a sa faux sur l’épaule, son couffin à la main et sa jambe raide à gauche. Félix, l’homme à tout faire. Tout.

Salaud.

 

 

Adrienne a eu soixante-treize ans le dix-huit avril. Elle n’en n’aura jamais soixante-quatorze. Sa mère mourra un peu plus tard, à plus de quatre-vingt seize ans. Son vœu le plus cher aura été comblé : elle sera morte après sa fille.

Le lapin vit toujours. Il rajeunit de jour en jour dans le jardin du curé.

Le lapin. Salaud. Il le savait lui, le lapin, qu’elle casserait sa pipe comme ça Adrienne : une chute dans l’escalier du presbytère.

Ça devait lui arriver : avec son pied-bot ...

 

Marius Vinson

 


 

 

(1) « Gassaillait » (pour ceux qui n’ont pas la chance d’avoir quelques débris d’occitan dans leur langage courant) : du verbe « gassiha, gassaya» ou « gassigna » (selon les prononciations locales), francisé un brin en « gassailler » : secouer, bousculer, malmener, remuer, ébranler.

(2) « Escagassée » : ici, « fatiguée, épuisée »

 



23/02/2020
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