Détroit, laboratoire du monde d’après le néolibéralisme
Par SOPHIE CHAPELLE (4 JUIN 2013)
a ville de Détroit, symbole du capitalisme et de l’industrie automobile, n’est plus que l’ombre d’elle-même. En cinq ans, ses habitants ont subi une brutale décroissance forcée : un taux de chômage exorbitant, un exode urbain sans précédent, des services publics délabrés. Pourtant, derrière les scènes de désolation, une société post-industrielle est en train de naître, grâce à l’expansion d’une agriculture urbaine et à l’émergence de solidarités de quartier. Basta ! a rencontré celles et ceux qui bâtissent une nouvelle cité sur les ruines de la Babylone déchue.
Des trottoirs et des parkings vides longent les vastes avenues. Une enfilade de magasins aux rideaux baissés quadrille le centre-ville de Détroit, berceau de l’industrie automobile américaine. Les banderoles « à vendre » et « à louer » se succèdent sur les façades des bâtiments. 80 000 logements seraient abandonnés, soit près de un sur cinq. Avec ses maisons saccagées, brûlées ou envahies par la végétation, « Motor City » donne l’impression d’une ville fantôme. Symbole de cette déroute, Détroit vient d’être mis sous la tutelle d’un « coordinateur d’urgence » pour au moins un an.
« Pendant les soixante-dix dernières années, les habitants de Détroit ont cru à tort que leurs vies étaient liées à General Motors, Ford et Chrysler, explique Maureen Taylor, militante depuis des années dans la lutte contre la pauvreté. Ils nous ont mis dans la tête que ce qui était bon pour eux était bon pour nous. Il nous fallait donc cesser de marcher et conduire des voitures. Et si nous n’aimions plus cette voiture, nous en achetions une autre. Cela a duré pendant des décennies mais aujourd’hui, c’est fini ». Tournant le regard vers les rues désertes de Détroit, Maureen conte le quotidien de ses habitants les plus touchés par la crise. Des gens mourant de froid sur les trottoirs, des enfants retrouvés morts dans les maisons incendiées, un système de soin de santé inaccessible pour les bas-revenus, « un monde de fous » résume t-elle.
Exode urbain
Empruntant l’autoroute qui traverse la ville d’Est en Ouest, Peter Landon s’arrête sur la bande d’arrêt d’urgence, au sommet du pont enjambant Red-River. De là surgit le complexe de Ford. Des fumées s’en échappent encore. Dans les années 30, ces quatre km2 d’usines ont constitué la plus grande entreprise intégrée du monde, employant jusqu’à 100 000 personnes ! « Aujourd’hui, c’est moins de 6 000 salariés » déplore Peter. Membre de l’Union démocratique des camionneurs (TDU), Peter Landon a vu les effets dévastateurs de la crise de l’industrie automobile. Une crise qui n’en finit pas.
En 2008, Détroit a perdu près de 70 000 emplois. Si le taux de chômage officiel est de 15,8 %, il augmente à mesure que l’on s’approche du centre-ville et dépasse 50 % dans certains quartiers. Près d’une famille sur trois a un revenu égal ou inférieur au seuil de pauvreté défini par le gouvernement fédéral. Avec les crises immobilière et financière de ces dernières années, la situation empire. Longtemps quatrième ville la plus importante des Etats-Unis, Détroit a vu sa population baisser de plus de moitié, passant de 1,8 million d’habitants en 1950 à quelque 700 000 aujourd’hui.
Mouvement ouvrier : du compromis à la déroute
Près des chantiers navals, dont il ne reste qu’un monument commémoratif, nous rencontrons l’amie de Peter, Wendy Thompson. Elle est l’ancienne présidente d’une section locale du syndicat des Travailleurs Unis de l’Automobile (UAW). Après avoir travaillé 33 ans dans une usine de General Motors (GM), Wendy est un témoin actif de l’histoire ouvrière de Détroit. Aujourd’hui retraitée, elle se souvient des luttes menées pour obtenir de meilleures conditions de travail quand« à l’époque nous travaillions douze heures par jour ». Et nous conte cette inlassable lutte, ce rapport de force permanent, entre les « Big Three » – Ford, GM, et Chrysler – et leurs salariés. La crainte des syndicats et de l’organisation des travailleurs, l’industrie automobile la cultive depuis les années 30, n’hésitant pas, pour détruire les collectifs de travail, à déménager leurs usines, parfois en dehors de Détroit, et plus récemment hors du pays.
Au lendemain de la Grande dépression de 1929, l’industrie automobile embauche largement les travailleurs des plantations du Sud afin de contrecarrer l’activité des ouvriers – en majorité polonais et italiens – très syndiqués. Ford, GM, et Chrysler obtiennent que la ville d’Hamtramck, situé à 8 km, leur offre – déjà ! – des défiscalisations. Un paradis fiscal en plein Détroit. Elles y déplacent de nombreuses activités. « On voyait certaines usines fermer pour rouvrir juste à côté sans réembaucher les militants les plus actifs ». Les crises successives du secteur vont accompagner pendant des années les politiques patronales de compression des salaires et de diminution des droits sociaux. Progressivement, les syndicats, pour sauver le peu qui reste, préfèrent les « compromis » et les « accords » à l’usage de la grève et la pression des salariés.
Le bon vieux temps de la consommation de masse
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