Pourquoi le gouvernement fait le choix d’une électricité chère et dangereuse
Un article argumenté sur l'énergie nucléaire et les choix de la France. A lire pour bien poser le débat qui va sans aucun doute émerger dans des temps proches.
Chronique de Corinne Lepage, présidente de CAP 21 sur Libération.fr:
Vous avez voulu de l’électricité bon marché et sans risque. Vous aurez de l’électricité chère et dangereuse.
Le mythe d’une électricité bon marché et sûre s’effondre. La faute en incombe soi-disant aux énergies renouvelables et aux investissements dans la sûreté. EDF et le lobby nucléaire, à commencer par le gouvernement qui en est partie intégrante, nous prennent pour des imbéciles.
Tout d’abord, le prix de l’électricité va monter de 30%. Pourquoi? Tout simplement parce que même si les centrales sont amorties, le coût réel du nucléaire commence à apparaître au moment où EDF va devoir assumer une très légère part de l’aval du cycle (parce que le contribuable va devoir en assumer l’essentiel) et financer ses investissements: renforcement de la sécurité d’une part, construction des EPR… Dès lors, non seulement le nucléaire n’est pas bon marché mais il devient très cher, aussi cher que l’éolien. Le contribuable-consommateur français a été prié, depuis 40 ans, par une politique délibérée de faibles taxes sur le prix de l’électricité, de consommer le plus possible et en particulier de se chauffer grâce à l’électricité ce qui est une aberration.
Aujourd’hui, la quasi-totalité du parc de logement social français est équipée en chauffage électrique ce qui signifie très clairement que ce sont les ménages plus modestes qui vont devoir supporter une hausse inéluctable du prix de l’électricité sans pouvoir adapter leur comportement si ce n’est en baissant la température des logements afin de limiter la facture ! Le mensonge éhonté qui consiste donc à continuer à parler d’un nucléaire bon marché et d’ENr chères persiste alors même que toute rationalité est sortie du débat. A aucun moment, une comparaison n’a été réalisée entre le coût d’un nouveau programme nucléaire, que le lobby veut à toute force imposer, et un vrai programme d’efficacité énergétique et d’énergies renouvelables. Pour faire passer le mensonge, toutes les manipulations sont bonnes: confondre investissements dans la sûreté (qui a été négligée depuis des années) et nouveaux réacteurs, biaiser les coûts du nucléaire et des autres énergies en faisant supporter par l’usager les coûts de raccordement dès lors qu’il ne s’agit pas de nucléaire. Ou encore prétendre que la rente nucléaire appartient à EDF qui se privatise alors qu’elle appartient aux Français qui l’ont financée. Ou encore ne pas prendre en considération le fait que les centrales sont amorties même s’il faut investir dans la sûreté et qu’en conséquence le prix réel de production est de plus en plus bas. Cette circonstance avait conduit Mme Merkel à imposer aux exploitants allemands une taxe destinée à financer les ENr en contrepartie de la prolongation de la durée de vie des centrales considérées comme du bénéfice net. Rien de tel en France où EDF se livre à un véritable hold-up sur le porte-monnaie des ménages. Ou enfin, la présentation du dilemme suivant -qui n’est d’ailleurs pas offert à la réflexion des citoyens français- le nucléaire est bon marché comme aucune autre forme d’énergie viable sauf à la payer plus chère. Sortir du nucléaire serait plus cher. Et bien, non. Le calcul n’est pas fait et il est très probablement en sens contraire. Sortir du nucléaire serait économiquement avantageux, si on raisonne de manière globale.
Nous payerons cher notre nucléaire à l’avenir et en plus nous sommes en situation de risque, ce qui en augmente les coûts.
Derrière les rodomontades et les roues de paon se cache une réalité avouée par les autorités de sûreté et de radioprotection qui est un truisme pour tous les esprits dotés de bon sens élémentaire: un accident peut se produire en France reconnaît M. Lacoste, responsable de l’ASN. A Kiev, lors de la conférence des Nations Unies sur la Sécurité Nucléaire sous l’égide de l’AIEA pour les 25 ans de Tchernobyl, M. Repussard, patron de l’IRSN affirmait un risque d’accident nucléaire pour 10000 réacteurs par an. Compte tenu du parc mondial actuel, environ 500 réacteurs, cela représente un accident tous les 20 ans. La France étant dotée du 2ème parc mondial avec 58 réacteurs, son risque statistique est élevé. 19 de nos réacteurs datent des années 70, certains sont en zone sismique, d’autres confrontés à un risque d’inondation, certains cumulent les 2. Or, toutes ces centrales, par souci de rentabilité, ont recours à la sous-traitance, aux petites économies d’où une explosion du nombre d’incidents.
Oui, le choix que le gouvernent fait est celui d’une électricité chère et dangereuse et à coûts exponentiels.
Tchernobyl ne fait que commencer
A l’heure où tous les regards se tournent (ou plutôt devraient se tourner vers Fukushima si la machine à désinformer n’étaient pas en doute), les 25 ans de Tchernobyl nous rappellent à la réalité. Certes, le lobby nucléaire mondial, mené par l’AIEA, a réuni une conférence à Kiev pour se congratuler de la qualité des efforts consentis depuis Tchernobyl en terme de transparence (sic!) et de sécurité (resic!!).
Certes, au cours de cette conférence, l’OMS dont la faiblesse insigne, voire l’inexistence est patente, a admis 10 000 victimes (après avoir défendu durant des années la thèse de 42 morts, puis de 4 000) et demandé des fonds pour faire des études sur les cohortes de liquidateurs qu’elle a ignorées pendant 25 ans, jugeant utile des études sur les effets à long terme de la catastrophe de Tchernobyl. Mais l’essentiel n’est évidemment pas là, si ce n’est le sentiment pour les auditeurs de la conférence dont j’étais, d’assister à un théâtre d’ombres de personnages hors des réalités, dont la confiance absolue en eux même et en leur technologie n’avait d’égale que leur arrogance et leur mépris du reste de l’Humanité.
Cet état d’esprit est d’autant plus abominable voire criminel que « Tchernobyl » ne fait que commencer.
Durant ces 25 ans, que s’est-il passé? L’héroïsme volontaire ou imposé des centaines de milliers de liquidateurs est une ineptie sanitaire : ils ont construit puis entretenu et solidifié ce qu’il est convenu d’appeler le sarcophage, coquille rouillée et perméable du réacteur numéro 4 et de ses 30 tonnes de combustibles, enfouis sous la structure et pour lesquels Framatome a échoué, au début des années 2000 à réaliser, du fait d’une erreur de calcul, les conditions de stockage dans un nouveau bâtiment (ISF 2), bloc de béton, abandonné à quelques centaines de mètres de la centrale. Des millions d’euros dépensés par les donateurs, au profit de leurs propres sociétés, sans compter les pertes en ligne pour le chantier : c’est une gabegie. Et surtout, une bataille a été gagnée à ce jour par le lobby pour rendre impossible l’évaluation reconnue internationalement des victimes de Tchernobyl.
Tout ceci devait conduire à permettre, au bout de 25 ans, d’affirmer que la question était réglée et que la situation était sous contrôle. Il n’en est rien.
Les conséquences sanitaires actuelles
Commençons par le drame des populations : pas seulement de celui des familles vivant dans le rayon de 30km qui ont été exilées, qui ont tout perdu et dont beaucoup ont été irradiées en raison de leur éloignement tardif ; mais surtout des populations vivant dans les zones contaminées, soit 10% du territoire de l’Ukraine auquel s’ajoute celui de la Biélorussie et la Russie. Or, le drame est que non seulement les adultes souffrent de maladies cardiovasculaires qui ont augmenté d’un facteur 4 mais aussi de cancers avec un taux de croissance de 500% dans la région de Gomel (Biélorussie). Le taux d’incidence augmente avec le temps et les invalides issus de Tchernobyl sont plus nombreux aujourd’hui parmi la population vivant dans les territoires contaminés que parmi les liquidateurs (dont il est vrai beaucoup sont morts). Mais le plus grave est ce que le Professeur Bandajevsky décrit comme un «génocide lent». D’une part, la baisse démographique dans tous les territoires contaminés. Une baisse de natalité de 9,3 pour mille et une hausse de mortalité de 14,2 pour mille a conduit à une baisse démographique de 4,9 pour mille en 1999 pour monter jusqu’à 5,9 en 2002 et 5,2 en 2005. Entre 1990 et 1999, le taux de mortalité a augmenté de 32%. Entre 1994 et 2008, la population de Biélorussie a diminué de 600 000 personnes soit 6% de la population. En Ukraine, la baisse a été encore plus importante: 5 400 000 personnes soit 8% de la population.
Cette baisse démographique s’accompagne d‘une situation alarmante de la santé des enfants. La morbidité pédiatrique a augmenté dans la région de Gomel de 100% entre 1986 et 1996. Le nombre de tumeurs chez les enfants a été multiplié par 2 entre 2001 et 2008. Dans le district d’Ivankov où je me suis rendue pour visiter l’hôpital, sur 5600 enfants (nés entre 1993 et 2011, soit bien après Tchernobyl) seuls 40 n’ont pas le statut de victimes de Tchernobyl. Le taux de malades ne cesse de progresser en raison en particulier d’une alimentation contaminée en Cesium 137 et en Strontium. En conséquence, 25 ans après la catastrophe, les conséquences sanitaires continuent non seulement à se manifester mais à croître pour ces enfants.
La contamination de longue durée des territoires
Une explication est avancée par l’équipe du professeur Bandajevsky (qui a fait 5 ans de goulag pour cette raison): la contamination la plus grave ne vient pas de l’iode 131 mais du Cesium 137 dont la durée de vie est beaucoup plus longue. 23% du territoire biélorusse reste aujourd’hui contaminé (plus de 37Bq/m2) et y vivent 1,4 million de personnes dont 200 000 enfants; les chiffres correspondants pour l’Ukraine sont 10% du territoire et 2,2M de personnes dont 500 000 enfants. La période du Cesium 137 est de 30 ans alors que celle de l’iode 131 est de…8 jours. On comprend l’empressement de la communauté nucléaire à refuser de prendre en considération l’importance du Cesium 137 et du Strontium alors que les corrélations entre ces éléments, leurs différentes incidences pathologiques et les zones contaminées sont clairement établies. Et on passe sous silence les zones interdites dont la spectaculaire ville de Pripyat, image de fin du monde humain, dans laquelle une nature post–accident nucléaire envahit les fragiles constructions humaines… Les autorités ukrainiennes ont pour leur part publié un atlas qui fait très clairement apparaître la persistance, sans grand changement des zones contaminées, au cesium, au strontium et au plutonium.
Le risque permanent de la centrale elle-même La réunion des donateurs visait à remettre la main à la poche à hauteur de plus de 2 mds d’euros pour refaire un nouveau sarcophage; il est vrai que 25 ans après l’explosion, la situation est très préoccupante. Outre que le risque de séisme est permanent -le dernier tremblement de terre date de 1991 avec une magnitude plus de 5 sur l’échelle de Richter- la durée de vie du sarcophage (30 ans) arrive à son terme avec un risque de désintégration. Une poussière radioactive, sous forme d’aérosols s’est formée dans le sarcophage et diffuse de plus en plus largement à l’extérieur en raison de la porosité de l’ouvrage. A l’intérieur, la présence de 600 kgs d’uranium 235 et 70kgs de plutonium 239 pourraient créer, selon certains spécialistes, un risque de réaction en chaîne incontrôlée et donc de nouvelles explosions à laquelle le sarcophage vieillissant ne résisterait pas. Il en va de même des 15 tonnes de combustibles nucléaires, enfouis sous le réacteur, dans des gaines dont on ignore tout du degré de corrosion et de destruction. Or, le nouveau projet de shelter ne s’attaque en rien à ce sujet qui est le plus fondamental et présente un risque permanent.
En conclusion, 25 ans après l’explosion, rien n’est vraiment réglé, même si le « business as usual » et la banalisation sont devenus les maitres mots de l’industrie nucléaire mondiale. On revient de Tchernobyl, d‘Ivankov et de Pripyat avec la conviction que non seulement l’industrie nucléaire ne maîtrise rien, mais qu’elle porte en elle une vision mortifère, un choix délibéré d’accepter la destruction des humains au nom d’une vision prométhéenne de l’humanité.