Ne parlons pas de « vote utile », mais de « vote tactique »


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Dans l'isoloir… phgaillard2001 / Flickr, CC BY-SA

 

Patrick Charaudeau, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

https://static.blog4ever.com/2012/01/636480/n_6958022.gifouvelle petite formule dont sont friands les commentateurs relayés par les médias : « La tentation du vote utile ». Formule désespérante et méprisante, s’il en fut, pour un électorat en mal de choix. 

 

 

 

 

 

Les trois catégories d’électeurs

 

Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut voir les choses. De ces trois catégories psychologiques d’électorat que sont les convaincus, les pas contents et les fluctuants, catégories qui traversent toutes les couches de la société, c’est la première, dans laquelle se trouve une partie de la seconde, qui est concernée.

Les pas contents se trouvent dans tous les camps, ils disent que « rien ne va », sont capables de changer de camp, de s’abstenir ou de s’extrémiser, et constituent la partie la plus imprévisible de l’électorat. Les fluctuants – qu’il ne faut pas confondre avec les indécis des sondages – ne votent pas selon des principes idéologiques : ils réagissent en fonction de leur situation personnelle, et tout en se disant sceptiques ils se montrent particulièrement sensibles aux promesses et charisme des leaders. Les pas contents et les fluctuants font souvent basculer les résultats de gauche à droite, ou inversement.

Les convaincus – et précisons qu’il s’agit d’électeurs et non point de militants – n’ont généralement pas de problème de choix : ils votent les yeux fermés, par tradition, pour le candidat qui représente « leur famille », de droite ou de gauche. Les choses se compliquent lorsque la famille est divisée, et que chaque partie tire dans les pattes de l’autre (ou des autres), et elles se compliquent encore plus lorsque le leader qui représente chacune de ces parties, dans une surenchère de différenciation, adopte une posture qui rend impossible tout espoir d’alliance avec les autres.

C’est le cas à droite, entre le leader promu par la primaire, François Fillon, et l’extrême droite représentée par Marine Le Pen ; c’est le cas à gauche entre le leader élu par la primaire, Benoît Hamon, et la gauche radicale de Jean‑Luc Mélenchon.

Mais les choses se compliquent encore davantage, lorsque le leader qui semble bien représenter sa famille est atteint par des « affaires », mettant en question sa légitimité (François Fillon), ou lorsqu’il semble jouer un rôle personnel (Jean‑Luc Mélenchon).

Alors, le convaincu, déçu, désemparé, pas content, plonge dans les eaux troubles de l’expectative, quand ce n’est pas dans la déprime, et sa première réaction le porte à voter contre, contre celui qu’il considère comme le premier adversaire, dans un mouvement de « tout mais surtout pas lui ».

Cependant, voilà qu’apparaît, comme dans les comédies vaudevillesques, le troisième homme, l’ami qui cherche à tirer les marrons du feu en faisant les yeux doux au mari et à l’amant, à la droite et à la gauche : Emmanuel Macron. C’est alors que le convaincu pas content commence à réfléchir, cherchant, non point le meilleur candidat, mais celui qui pourrait, provisoirement, mettre un peu de baume sur sa déchirure, au nom d’une raison qui pourrait justifier sa trahison sans qu’il puisse se la représenter, c’est-à-dire en toute dénégation.

 

Voter contre ? Clémentine Gallot/Flickr, CC BY

 

Par élimination…

Et cette raison c’est : l’adversaire honni dont il ne veut à aucun prix. C’est ainsi qu’en 2002, une grande partie des convaincus de gauche se précipita dans un plébiscite du candidat de droite au nom de l’élimination du candidat abhorré d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen.

Dans cette campagne de 2017, se produit, par anticipation, un scénario similaire. À droite, une bonne partie de l’électorat de droite votera pour François Fillon – et peut-être plus qu’on ne l’imagine car certains déçus, disciplinés, resteront fidèles à leur famille en oubliant les déboires de leur candidat, et des fluctuants les rejoindront.

Mais une autre partie des pas contents, estimant que leur leader a perdu toute légitimité, votera Emmanuel Macron, « par tactique », pour faire pièce à l’extrême droite et à la gauche. À gauche, la division est plus complexe, car elle porte sur les deux grands courants qui ont toujours constitué la gauche depuis la troisième République : réformiste et radical, jaurésien et guesdiste.

Et à cette division s’ajoute l’opposition entre un candidat élu du parti et un candidat autoproclamé hors parti, sans compter la différence de personnalité qui caractérise les deux leaders : un tribun au verbe haut, d’un côté, un modeste au verbe raisonnable, de l’autre. Il y a donc les pas contents de la gauche qui, ne pardonnant pas à Benoît Hamon de s’être opposé à la gauche de François Hollande, et ne supportant pas Jean‑Luc Mélenchon pour diverses raisons, voteront Emmanuel Macron, « par tactique ». Quant à l’électorat, autrefois de gauche, qui votera Front national, ce sera au nom du sempiternel : « ras-le-bol ».

 

Où iront les indécis ? Frédérique Voisin-Demery/Flickr, CC BY

 

Voilà pourquoi les sondages signalent qu’une grande partie des électeurs sondés, hors Marine Le Pen (18 %) et François Fillon (25 %), se dit encore indéterminée (40 % en moyenne).

On n’ira pas jusqu’à dire, comme certains analystes, que ce genre de vote « mine l’utilité même du vote », ni que « la démocratie de délégation s’est alors dévoyée en démocratie négative » (Le Monde, 4 avril) du fait qu’on ne vote plus pour, mais contre.

Ce serait croire que tous les électeurs font partie de la seule catégorie des convaincus, et qu’ils votent tous selon une préférence marquée par l’adhésion totale et absolue envers le candidat qui représente leurs idées. Ce serait confondre électorat et militants. Ce serait confondre le groupe des partisans avec la société citoyenne qui cherche à voter en conscience, et la société civile dont les raisons de voter sont instables.

On ne peut donc parler de « vote utile ». D’ailleurs utile pour qui ? Pour l’électeur ? Pour le candidat ? Pour la démocratie ? Et puis, que veut dire utile ? L’utilité se juge au résultat que l’on ne connaît pas, alors que la tactique témoigne du calcul de celui qui agit en connaissance de cause. En quoi la tactique serait-elle condamnable ? C’est le conflit bien connu entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, conflit dont la démocratie a tout à gagner. La démocratie est plurielle et son fondement un jeu d’alliances.

Patrick Charaudeau, Professeur Émérite en "Sciences du langage" Paris 13, chercheur au Laboratoire de Communication Politique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

 



18/04/2017
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