« La troisième révolution industrielle est en marche »
Dans son nouveau livre, « La Troisième Révolution industrielle », sorti en France début février, Jeremy Rifkin annonce l'avènement d'une nouvelle économie, fondée sur le mariage entre Internet et les énergies nouvelles.
Quand est née l'idée de la troisième révolution industrielle ?
Dans les années 1970. En 1973, j'avais organisé la première manifestation contre l'industrie pétrolière à Boston, en rassemblant 20.000 personnes. Puis vint, en 1980, mon livre, intitulé « Entropie », qui fut le premier à ouvrir le débat public sur le changement climatique. Depuis, il est devenu une référence pour les mouvements politiques écologiques. Au début des années 1980, à la suite de la flambée des cours du brut lors de la crise pétrolière, j'ai commencé à prendre conscience que nous allions arriver à un pic de production dans les vingt-cinq ou trente ans à venir, et qu'il fallait déjà envisager une nouvelle révolution énergétique. Ce n'est que dans les années 1990 et la révolution Internet que j'ai fait le lien entre les communications et l'énergie. Quand Internet est apparu, il est devenu le catalyseur. Et j'ai compris que les grandes révolutions énergétiques de l'histoire coïncidaient avec de nouveaux modes de communication.
Vous pouvez expliquer ?
Les changements économiques et sociaux proviennent toujours d'une rencontre entre une nouvelle énergie et un nouveau mode de communication. Au XIX e siècle, la machine à vapeur et le charbon ont amélioré la vitesse de l'information. Ils ont permis de produire en masse des journaux à des prix concurrentiels, accroissant du même coup la proportion d'une population éduquée. Si nous n'avions pas eu cette main-d'oeuvre cultivée, que l'école publique a aussi favorisée en France, nous n'aurions pas pu gérer la première révolution industrielle comme l'a fait l'Internet. Au XX e siècle, il y a eu une autre convergence entre l'électricité, le téléphone, puis la radio et la télévision. Nous étions entrés dans la société de consommation.
Et maintenant ?
Cette deuxième révolution a commencé à mourir en 2008. Pour remédier à cette crise de croissance, il faudrait une nouvelle matrice, une nouvelle convergence entre énergie et communication. Ce sera le mariage de nouvelles sources d'énergie et d'Internet. Je m'explique : quand le cours du pétrole a franchi les 147 dollars le baril, en juillet 2008, tous les autres prix des produits dérivés ont flambé et les moteurs économiques ont stoppé. Soixante jours plus tard, c'était le krach sur les marchés financiers. De nouvelles secousses sont à prévoir. D'autant que, selon l'AIE, la production du pétrole a atteint son pic en 2006. Aujourd'hui, elle n'est plus en mesure de faire face aux demandes croissantes de la Chine et de l'Inde. Ce que je vois, ce sont des cycles de croissance qui s'arrêtent brutalement tous les quatre à six ans et ceci pendant vingt-cinq ans. L'inflation a augmenté. Et le pouvoir d'achat a baissé. Au-dessus de 150 dollars le baril, ce n'est pas tenable.
En quoi consiste la troisième révolution industrielle que vous décrivez ?
La première étape, c'est le passage aux énergies renouvelables. Les énergies fossiles sont de plus en plus chères. A contrario, le soleil brille tous les jours. Le vent souffle tous les jours quelque part. Un grand nombre de pays ont des côtes avec des vagues et des marées. Les montagnes peuvent favoriser l'hydroélectricité. Et puis, il y a la gestion des déchets, qui ouvre la voie à la biomasse. N'oublions pas la géothermie. Mais on ne peut gérer une économie mondiale si ces énergies sont distribuées sur le modèle du pétrole et du gaz, c'est-à-dire de façon centralisée. Aujourd'hui, 23 % de la population mondiale n'a pas accès à l'électricité. Et 25 % que partiellement. Cela prouve que le mode actuel de diffusion de l'énergie ne peut pas satisfaire la demande. Dans ma révolution industrielle, chaque immeuble, chaque maison deviendront une source de production d'énergie. Il faudra donc un réseau de communication pour la distribuer. L'Internet, par essence collaboratif, offre cette possibilité.
Quid du stockage de ces énergies nouvelles ?
C'est le plus compliqué à mettre en oeuvre. Le soleil et le vent ne sont pas continus. A ce jour, la capacité de stocker existe, mais nous n'avons pas encore la bonne mesure et nous ne pouvons pas nous permettre de perdre de l'énergie. L'hydrogène est l'élément principal universel pour stocker de l'énergie. Il faut que les acteurs du privé et du public collaborent pour favoriser son développement. Il faudra aussi mettre en oeuvre le partage de l'énergie via le Net. Si vous en avez trop, vous la vendez sur le Web. Chacun achètera sur un réseau intelligent la part d'énergie dont il a besoin, ce qui évitera les gaspillages. Les Allemands testent en ce moment même cet « energy Internet » L'Union européenne a estimé son besoin à 1.000 milliards d'euros pour créer un réseau de distribution intelligent basé sur Internet.
Vous parlez de modèle coopératif ou distribué. Avez-vous des exemples ?
Quand j'enseigne à des étudiants ou à des entrepreneurs à Wharton, je reprends toujours deux exemples : la presse et la musique. Les groupes de ces secteurs n'ont pas su évaluer l'impact d'Internet sur leur activité. Grâce à la Toile, les internautes ont pu diffuser des morceaux et des informations en dehors des circuits traditionnels. Des sites de partage de musique se sont imposés dans le paysage, mettant à mal des entreprises du secteur. De leur côté, les journaux n'ont pas bien estimé la portée de la blogosphère. Internet peut donc créer un modèle économique complètement différent. Lors des première et deuxième révolutions industrielles, l'énergie était chère. L'économie était centralisée. Avec la troisième révolution industrielle puisque le pouvoir est latéral et permet des économies d'échelle, elle entraîne des changements d'organisation. L'énergie n'y échappera pas et son coût deviendra très abordable.
Où se passe déjà cette révolution ?
En Allemagne, c'est indéniable. Ce pays s'est fixé pour objectif que l'énergie verte représente 35 % de ses besoins énergétiques en 2020. C'est l'économie la plus robuste du monde. Je travaille avec Angela Merkel depuis un certain temps. Dès le début de son mandat, elle a adhéré à mes travaux. Parce qu'elle était ministre de l'Environnement et physicienne, la chancelière comprend mes idées. Tout le monde dans le pays, ainsi que les Verts, et même les grands groupes industriels comme Siemens, Daimler et les PME allemandes, est sur la même longueur d'onde. L'Allemagne est le modèle de référence pour l'Europe.
Et la France ?
La France a du retard. Pourtant, vous avez tout : les technologies, les PME et les grands groupes dans l'informatique, la construction, les transports et l'immobilier pour rejoindre l'Allemagne et l'Italie, peut-être en montant des partenariats avec eux. Mais vous avez cette idée fixe et ancienne que tout doit être centralisé, même au sein de vos entreprises. Ce qui bride l'efficacité. Le fonctionnement vertical et centralisé a fait de la France une grande puissance pendant la deuxième révolution industrielle. Vous devez en sortir maintenant et aller vers un modèle plus coopératif.
Est-ce que la crise est un obstacle ?
C'est une opportunité. Tout le monde sait que l'énergie nucléaire, et l'exploitation récente du gaz de schiste et des sables bitumineux s'inscrivent encore dans la deuxième révolution industrielle. Je ne suis pas là pour dire qu'ils doivent disparaître du jour au lendemain. Le but n'est pas que ce portefeuille s'effondre. Il est nécessaire de le gérer, le temps que la troisième révolution industrielle se mette en place. La transition prendra vingt ans. Il faut préparer l'industrie financière et les marchés, pour qu'elle soit en phase avec ces changements.
Cela passe notamment par une évolution des services aux collectivités.
Alors que leur business couvre à la fois l'offre et la transmission, je suggère aux entreprises liées aux services aux collectivités de vendre moins, car, bientôt elles auront en face d'elles des centaines de millions de producteurs industriels, des particuliers ou même des entrepreneurs qui auront équipé leur bâtiment pour collecter les nouvelles énergies. Les « utilities » peuvent monter des partenariats avec ces nouveaux producteurs. Ils vont alors aider ces dernières à produire. Ils amélioreront leur productivité et réduiront les coûts. Les PME ou les grands groupes ne gagneront pas sur les coûts du travail, mais sur les coûts d'énergie.
Qu'espérez-vous du sommet de Rio en juin ?
Si tout le monde y arrive avec un mandat différent, cela ne marchera pas. Vous vous donnez des objectifs, mais comme chacun a son agenda et ses priorités, cela vire vite aux conflits. Ma troisième révolution industrielle n'a rien à voir avec un mandat sur le changement climatique, c'est un scénario économique pour une énergie distribuable. C'est une équation à la fois climatique et énergétique, plus efficace que toutes les idées qui circuleront au cours de ce sommet. Je ne suis pas contre un objectif d'empreinte carbone ou l'idée d'une taxe carbone, mais ils doivent s'inscrire dans un cadre économique qui permet de créer de l'emploi. Sincèrement, j'espère qu'il y aura quelque chose d'accompli. Mais, à ce stade, je n'en suis pas convaincu. Mon ambition est de faire sortir au grand jour ma théorie. Actuellement, tout se déroule en coulisse. IBM, Acciona, Daimler et d'autres adhèrent à la troisième révolution industrielle. Ces grands groupes de services aux collectivités, de transports, de l'informatique doivent aujourd'hui prendre le relais des compagnies énergétiques qui ne font pas assez d'efforts.
PROPOS RECUEILLIS PAR
Stéphane Le Page et Nicolas Barré