La république des lobbies


À quelques mois de l’élection présidentielle de 2012, de nombreux lobbies se mettent en ordre de marche pour tenter d’influer sur les programmes politiques. Enquête.

 

 

L’énorme couac entre le Parti socialiste et Europe écologie-Les Verts (EELV) lors de la conclusion de leur accord législatif a démontré au moins une chose : l’incroyable influence des lobbies de tous ordres sur la vie politique française. Après des mois de négociations entre les deux partis, il aura donc suffi d’un coup de fil d’Areva à Bernard Cazeneuve, l’un des porte-parole de François Hollande, pour voir disparaître un paragraphe entier de l’accord voté au bureau national du PS. Et pas n’importe lequel ! Celui-ci portait sur « l’arrêt du retraitement et de la filière du MOX », un combustible nucléaire extrêmement dangereux fabriqué à partir de plutonium et d’uranium appauvri dans les usines de la Hague et de Marcoule. Une spécialité française utilisée dans la centrale de Fukushima au Japon…

Une note des grands patrons

À l’approche de mai 2012, l’ensemble des groupes de pression fourbissent leurs armes pour tenter d’influencer les futures politiques publiques qui seront mises en oeuvre par les prochains gouvernants. Exemple avec la très discrète mais très puissante AFEP, Association française des entreprises privées, présidée par Maurice Lévy, PDG du groupe de communication Publicis. À six mois de l’élection présidentielle, cette association, qui regroupe les plus grandes entreprises françaises (une centaine), a présenté à la mi-novembre une note d’une vingtaine de pages envoyée à chaque candidat exposant ses recommandations en matière de politique économique.

Les grandes lignes de la pensée patronale y sont défendues : l’AFEP souhaite réduire en priorité la dépense publique. En proposant sa règle d’or : tout euro de hausse des prélèvements doit s’accompagner d’un euro de baisse des dépenses. Et l’AFEP de proposer quelques pistes : une réduction de 2 à 3 milliards d’euros du coût de l’assurance chômage, un effort supplémentaire sur le non-remplacement des départs en retraite de fonctionnaires, une réduction de la masse salariale des collectivités locales de 1 % dès l’an prochain… L’AFEP estime aussi qu’un taux de TVA à 21 % dégagerait 13 milliards d’euros pour les cotisations et souhaite par ailleurs revenir sur le temps de travail.

Mais entre responsables politiques et dirigeants économiques, les jeux d’influence sont souvent à double sens. Depuis juillet dernier, un groupe de conseillers officieux s’est formé à l’Élysée autour de Jean-René Fourtou, président de Vivendi, Michel Pébereau, ex-PDG de BNP Paribas, Etienne Mougeotte, directeur des rédactions du Figaro, Gérard Carreyrou, éditorialiste à France- Soir, de Charles Villeneuve, ancien d’Europe 1 et de TF1, et de Sylvain Fort, universitaire proche de l’institut Montaigne.

Peser sur les idées

Car aujourd’hui, les lobbies économiques ont compris que leur poids se mesurait avant tout sur le terrain des idées. Le « soft power » à l’américaine en somme. Objectif : imposer les termes du débat. Véritable « encadrement idéologique » selon le journaliste Olivier Vilain, coauteur d’un livre sur la montée en puissance des think tanks en France [1] : « À travers notre enquête nous constatons que ces organismes sont de plus en plus influents dans le débat politique en France. Leur baptême du feu fut l’élection présidentielle de 2007. Aujourd’hui, le travail des années précédentes a payé. »

Dans ce livre, Vilain interview un responsable de la Fondation Jean Jaurès, proche du PS qui explique : « Il faut reconnaître que le candidat Sarkozy avait préparé sa campagne de 2007 très tôt et dans les moindres détails : le candidat UMP a profité des livres parus en 2004 sur le déclin de la France à cause du poids de l’État et une fois ce diagnostic posé dans les médias, il s’est présenté avec sa solution : imiter les États- Unis. » En réalité, dès cette époque, le sujet de la dette publique s’impose dans le débat.

Deux ans auparavant, l’institut de l’Entreprise, rassemblant 300 « experts », présidé à l’époque par Michel Pébereau, publiait en effet un rapport sur la dette française, en gonflant les chiffres. En 2007, ce même « institut » mettait en place une cellule chargée de chiffrer le coût des programmes des partis politiques. Résultat, le PS dut s’expliquer à maintes reprises sur un programme qualifié alors de « trop dépensier ». Ce qui, depuis, n’a pas empêché Nicolas Sarkozy de creuser la dette publique de moitié. Et n’en déplaise à l’Élysée, la Cour des comptes estime que cette situation s’explique aux deux tiers par les mesures de défiscalisation mises en place par le Président de la République.

Le financement des think tanks

Quoi qu’il en soit, les think tanks se sont désormais imposés dans le débat en France et relaient les intérêts de leurs financeurs. L’institut Montaigne, présidé par Claude Bébéar, président d’honneur d’AXA, est financé par 80 grandes entreprises, dont les groupes Bolloré, Bouygues et Dassault ! Terra Nova, présidé par Olivier Ferrand, ancien responsable du PS, est financé par 17 grandes entreprises, notamment Areva, Publicis, Euro RSCG, Microsoft… La Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), initialement financée par l’UMP, vit désormais à près de 80 % grâce aux subventions du programme action n° 129 du budget des services du Premier ministre ! Fondapol est dirigée par… le « politologue » Dominique Reynié, et son conseil de surveillance est présidé par le très sarkozyste Nicolas Bazire.

Le 19 novembre 2011 s’est déroulé à la Sorbonne le deuxième forum des think tanks, coorganisé par l’institut Montaigne, Fondapol, et Terra Nova. Sur le site internet, l’objectif d’une telle manifestation est à peine voilé : « À cinq mois de l’élection présidentielle, 23 think tanks se retrouvent à la Sorbonne pour la deuxième édition de leur forum annuel. Placé sous le signe du pluralisme et de la convivialité, cet événement veut contribuer à la promotion d’un débat politique apaisé et de qualité. » Ces think tanks profitent également de la demande des médias en « experts » et autres « spécialistes » : tribunes dans les journaux, interventions lors de débats télévisés…

Le 14 novembre, quelques jours avant le forum à la Sorbonne, Dominique Reynié sur le plateau de l’émission de France 2 Mots Croisés s’exprimait avec aplomb : « Je dirais que le programme de cette présidentielle a changé. (…) C’est la première fois que les Français ne vont pas demander le changement mais la conservation. C’est très clairement ce qui va être exprimé avec le plus de force. (…) Ce que les Français demandent à leurs gouvernants, c’est de ralentir la machine. (…) Aujourd’hui, à l’échelle de l’Europe, pas un gouvernement, pas une majorité, de droite ou de gauche, ne fait autre chose que cette politique que nous appelons ici la rigueur, pas un pays où l’exercice de l’État ne consiste pas à démonter l’État-providence, à réduire les dépenses publiques, à reprendre à ce qui avait été donné dans les décennies précédentes. Pas une exception. C’est un cycle nouveau. Le mot “rigueur” est mal choisi. Le mot qu’il faudrait utiliser, c’est le mot “révolution”, car c’est une révolution qui commence. Gauche ou droite au pouvoir, nous allons passer les années qui viennent à démonter pièce par pièce ce qui avait été monté depuis la Libération. Ça, c’est fini. Un autre cycle s’ouvre et ça sera très différent.  »

Frédéric Lefebvre, lobbyiste

Experts, analystes, politiques et lobbyistes, le mélange des genres se généralise. Exemple avec l’ancien porte-flingue du Président, Frédéric Lefebvre, actuellement secrétaire d’État, notamment chargé du Commerce, qui fut lui-même un ancien lobbyiste. Ancien assistant parlementaire de Nicolas Sarkozy entre 1995 et 2002, il crée en 1996 avec Steven Zunz et Stéphan Denoyés, anciens assistants parlementaires de Christian Estrosi, Perroquet institutionnel communication conseil (PIC conseil), cabinet parisien de communication institutionnelle et de lobbying ayant pour clients, entre autres, les industries du tabac et de l’alcool et les casinos. Même s’il prétend ne plus être actif dans sa société depuis 2002, un document interne révèle que Frédéric Lefebvre a touché, en 2008, 199 325 euros en tant qu’actionnaire. « Il ne faut pas confondre les revenus de placement avec les revenus d’activité ! », se justifiait-il à l’époque.

Séverine Tessier [2], porte-parole d’Anticor, association de lutte contre la corruption, déclare à propos des lobbies : « Le terme est nouveau, mais les pratiques sont anciennes. » Pour l’association, qui a publié un rapport intitulé La France pillée, l’enjeu est de contrôler les élus à travers « une surveillance citoyenne des politiques publiques  » et « l’indépendance des institutions de contrôle ». Car le lobbying à la française – caché aux yeux du public – s’insinue, au-delà de l’élection présidentielle, dans tous les espaces de décision.

Amateurs de chasse à l’Assemblée

À commencer par l’Assemblée nationale. En septembre, Le Nouvel Observateur rapportait ainsi une étrange passe d’armes entre deux députés lors de l’examen du projet de loi de finance rectificative : « La parole est à M. Jean-Michel Fourgous », annonce alors le président de l’hémicycle. L’élu UMP n’a pas le temps de parler, il est tout de suite interrompu par son collègue communiste Jean-Pierre Brard : « Avec Fourgous, je flaire le piège du Medef ! » Brard n’était pas loin de la vérité. Les deux amendements déposés par Fourgous ont été entièrement rédigés par… deux cadres de la Fédération française des sociétés d’assurances ! « On a souvent besoin d’avoir une aide sur les sujets techniques, justifie le collaborateur de Fourgous auNouvel Observateur. Tous les lobbies s’entourent de juristes qui savent parfaitement rédiger des amendements. Après, les députés les déposent ou non, en conscience. » À l’Assemblée, l’industrie du tabac s’appuie sur le Club des parlementaires amateurs de havane, créé en 1991 et présidé par le député-maire UDF d’Issy-les-Moulineaux André Santini, qui compte environ 42 parlementaires. Le lobby viticole s’appuie sur l’Association nationale des élus de la vigne et du vin (ANEV), créée en 1999, et qui rassemble environ 115 parlementaires issus de départements et régions viticoles. Bien sûr, les députés et sénateurs amateurs de chasse ont également leur association.

Et comme on est jamais mieux servi que par soi-même, il est désormais courant que les lobbies proposent directement aux assistants parlementaires de travailler pour eux afin d’ « arrondir leurs fins de mois ». Avant l’instauration d’une réglementation en 2009, il était aussi fréquent – même si ce n’était pas la majorité – de voir des députés « offrir » des badges d’assistants parlementaires à des lobbyistes pour leur permettre d’approcher au plus près les élus, y compris dans la célèbre salle des Quatre colonnes !

Malgré cela, certains élus continuent de nier l’existence de ces lobbies. Et il aura fallu attendre 2011 et le scandale du Médiator, pour que les représentants du groupe pharmaceutique Servier soient enfin interdits dans les couloirs de l’Assemblée nationale…

 

 



23/01/2012
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 356 autres membres