Nouvelle: "Credo"
Credo
redo hurla. Un éclat de métal brûlant s’était planté dans son œil gauche. C’était un morceau de vingt-trois centimètres, effilé d’un côté et allant en s’élargissant de l’autre, un presque vrai triangle rectangle. Et bien propre, bien régulier. Credo porta les mains à son visage: il les retira pleines de sang. Le contremaître s’approcha alors de lui à pas administratifs et lui dit : «Credo, le Directeur te demande.»
Avec sa tige métallique enfoncée comme une flèche de tout bois qu’elle n’était pas, Credo se rendit, par la porte de service, dans l'antichambre du bureau du Directeur qui lui recommanda de loin: « Restez près de la porte, vous allez tacher la moquette. » Credo s’excusa d’être souillé de sang: il n’avait pas eu le temps de se laver. Il mit ses mains rougies dans ses poches, sa douleur de côté et son mouchoir par dessus.
Le Directeur était un gros homme vêtu d’un costume très cher. Il portait un chapeau de feutre à bord roulé. A la place des yeux il avait deux grandes rondelles noires, sœurs jumelles de monocles endeuillés. Entre ses lèvres, brillait une dent en or. Deux excroissances percées figuraient son nez atrophié. Il fit pivoter son fauteuil luisant et décrocha un téléphone sophistiqué sur lequel il composa le chiffre zéro. Un appareil graisseux rafistolé avec du sparadrap sonna près de Credo qui s’empara du combiné. Le Directeur, lui tournant toujours le dos, lui dit, avec une émérite componction: « Monsieur Credo, vous comprenez que vous ne pouvez plus assumer la tâche qui vous était assignée. C’est un emploi qui nécessite l’usage des deux yeux, comme vous avez pu le constater vous-même.
― En effet, Monsieur le Directeur. Je comprends.
― Aussi, il ne nous est plus possible de vous garder dans ce triste état. Nous ne pouvons conserver que du personnel capable de travailler. Nous nous voyons donc dans l’obligation de nous séparer de vous. En vous payant votre dû, évidemment. Passez prendre à la caisse noire de devant l'argent propre qu'on vous a mis de côté.
― Je vous en remercie, Monsieur le Directeur », répondit Credo tout penaud.
En quittant l’usine, il pensa à sa femme: « Mon Dieu, faites qu’elle ne se mette pas en colère, cela lui fait du mal ». Puis il chercha son vélo à l’endroit habituel et ne le trouva pas. On le lui avait volé. Sur le moment cela l’ennuya beaucoup car il avait coûté un mois de salaire et il lui rendait bien service pour se rendre à son travail. Il se souvint alors qu’il était licencié et il se dit que, pour le moment, sa bicyclette était devenue moins utile.
Priant Dieu chemin faisant, il s’en alla à l’hôpital pour se faire soigner. Là, on lui demanda s’il avait de l’argent pour payer les soins.
« J’ai trois pièces sur moi, dit-il en retournant ses poches.
― Ce n’est pas assez pour l’opération mais cela suffira pour ôter ce bout de ferraille. Asseyez-vous là, lui dit l’infirmier en lui désignant une chaise sale.»
Credo s’assit. L’infirmier lui posa un pied sur la poitrine et arracha le morceau d’acier en tirant des deux mains, puis il lui dit: «Vous avez de la chance, l’œil n’est pas venu avec. Allez vous laver la figure au lavabo qui est au fond du couloir. »
Credo, qui s’était retrouvé parterre quand la chaise s’était renversée, se leva et se rendit au lavabo. Il s’y rinça également les mains. Quand il revint, l’infirmier lui demanda la permission de garder la tige métallique qui lui rendrait bien service pour bricoler. Credo la donna de bon cœur. Il remercia et partit vers la maison.
Il n’avait plus d’argent et plus de travail mais il n’avait plus rien dans l’œil. Tout en marchant il leva la tête et réussit à sourire: « Merci mon Dieu, de m’avoir enlevé cet objet qui me faisait tant souffrir. » L’œil au ciel, il entra de plein fouet dans une dame très bien habillée, très distinguée, très riche qui promenait son chien très bien habillé, très distingué, très riche. La dame cria: « Au voleur! A l’assassin! Cet homme-là m’a attaquée! » Deux gendarmes arrivèrent qui empoignèrent Credo. Celui-ci jura de son innocence. Il expliqua qu’il avait la tête en l’air et que de ce fait il n’avait pu voir la dame. Il fut emmené au poste. « Mon Dieu! Pourvu qu’ils me relâchent! » se dit-il, plaçant tout son espoir dans quelques gouttes de divin secours.
A la gendarmerie, on le roua de coups de poing d'interrogation, de coups de pied de réparation, de coups de bâton de maréchal pour pouvoir à moitié lui pardonner. Finalement, comme le brigadier ordonnait une belote, on le jeta, inconscient et sanglant, près des poubelles de l’entrée de service, derrière les vestiaires. Un gendarme prévenant lui conseilla durement: « Et qu’on ne t’y reprenne plus! »
Au bout d’un quart d’heure, Credo parvint à se mettre debout en s’aidant du mur décrépi et pisseux. Dans son visage tuméfié, l’œil valide était maintenant presque fermé lui aussi. Sa bouche, son nez, ses mains saignaient. Et ses bras et ses côtes et sa tête, alouette, n’étaient que douleur. Il ne sentait plus ni ses testicules, ni son échine. Quand il entrouvrit son œil et constata qu’il était dehors, il murmura en s’efforçant de faire bonne figure malgré sa gueule dévastée: «Merci, mon Dieu...»
En faisant des embardées comme un ivrogne poids lourd en surcharge, il prit le chemin de son logis. Il s’inquiétait de sa femme en souhaitant fort qu’elle ne s’énervât point -- point d'exclamations...-- et que sa santé s’améliorât, ahlàlà! Il tourna à droite après le lampadaire et il s’enfonça dans un désert de sable noir où des dunes régulières se découpaient sur le ciel rouge sans étoile. De l’intérieur de son corps une source diffusait une lumière verte qui transperçait ses chairs et lui donnait l’aspect d’un spectre tout en lui éclairant un peu le chemin. Quand il eut franchi le désert, la lumière disparut mais il était devant la porte de son immeuble .
Le trottoir, poisseux de cambouis, était jonché de détritus: des papiers huileux, un œil de verre, deux doigts coupés, des crachats, un cœur séché, des épluchures d'avenir, des culs terreux de bouteilles, des culs de sacs déchirés, des étrons d'espoir fossilisé, une capote brite-à-nique, deux-trois brindilles de malheur, des mégots de pauvre et pas de billet gagnant de la loterie nationale. Quelques taches de sang noirci parsemaient harmonieusement l’ensemble avec bon dégoût et des couleurs.
Il pénétra dans le couloir obscur et grimpa péniblement l’escalier à la rampe branlante. Sur les murs, des virgules de merde s’ajoutaient à la crasse qui camouflait de lointaines réminiscences de peinture. Il atteignit le dernier palier et il poussa la porte de son bon appartement chaud. Sa femme baignait dans une mare de sang. L’hémorragie l’avait tuée. Il s’accroupit auprès d’elle et pria pour son âme en voyage dans son sang qui se figeait au garde-à-vous. Credo sanglota sur le corps de son épouse qu’il aimait déjà tant et tant étant jeune, même aux temps pis, mais il ne le fit pas autant que l'aurait mérité son chagrin d'amour d'antan: il n’avait plus qu’un œil, il ne pouvait la pleurer qu’à moitié.
Il songea pourtant qu’elle ne se mettrait plus en colère et que sa maladie ne la ferait plus souffrir. Il en fut presque soulagé pour elle. Il s’apprêtait à s’adresser à Dieu quand le petit dernier, depuis son berceau, brailla après son biberon.
Credo alla mettre du lait à chauffer sur le vieux réchaud déglingué. Il manœuvra plusieurs boutons de bakélite ébréchée avant de trouver le bon. Il se rappela que sa femme, elle, n’hésitait pas, elle savait.
Credo réalisa alors qu’il se retrouvait seul avec trois enfants à sa charge et sans travail. Il se dit que les chômeurs ne devraient pas avoir d’enfant. Il demanda au Bon Dieu pourquoi les chômeurs avaient toujours des enfants et comment il allait pouvoir s’en sortir. C’est à cet instant que les deux autres gosses crièrent, brouillant irrémédiablement le faisceau hertzien de la réponse Bondieusale. Ils s’étaient assis sur le rebord de la fenêtre, s’amusant à attraper des rêves volants car c’était la saison et ils venaient de basculer dans la rue. Credo, malgré son épuisement, dévala l’escalier en rebondissant du mur à la rampe toute tremblante de peur de se casser. En trébuchant, il gagna le trottoir. Ses deux minots y étaient. Leur sang était plus rouge que celui de leur mère. Ils avaient le crâne enfoncé, leurs membres étaient disloqués. Ils ne respiraient plus.
Soudain, une déflagration assourdissante retentit. Elle provenait du cinquième et dernier étage de l’immeuble. Le sommet du bâtiment, aux trois-quarts détruit, était la proie des flammes fatales. Credo n’eut pas le temps de s’élancer vers le dernier-né qui, là-haut, appelait sa soupe en criant dans sa langue postnatale: l’étage s’effondrait, projetant ses débris incandescents sur les pavés déchaussés de la chaussée. Credo venait de perdre toute sa famille. Il s’assit à même le sol de sa vie recouvert de saloperies, il prit sa tête dans ses mains et il chiala tout son malheur dans le caniveau gras où son flot de larmes ne parvenait pas à emprunter les voies navigables des bienfaits de Dieu.
C’est alors qu’un gros homme l’aborda. Il portait un costume de tissu rare et il était coiffé d’un chapeau de feutre à bord roulé. Ses yeux étaient deux ellipses de lune noires et on put voir briller deux dents en or lorsqu’il s’adressa à Credo: «Hé bien, mon brave, que faites-vous là, assis? Ne savez-vous point que c’est la guerre?
― La guerre, monsieur?
― Mais bien sûr! La Lemagne nous a déclaré la guerre, tout bon citoyen se doit d’aller l'affaire,...aller la faire, oui, vaillamment!...
― La guerre pour quoi, monsieur?
― Pour sauver la Patrie! La Patrie est heureusement en danger, nous pouvons fabriquer des canons. Pardon, je recommence : la Patrie est en danger, heureusement nous pouvons fabriquer des canons. Allez enfant de la Patrie, allez mordre l'appât trié! Le jour de gloire est à river! Vous devez vous battre pour la justice, la liberté, la fraternité, la...Merde, j'ai un trou... Au non de Dieu, nom de Dieu! Et pour la Patrie! Le patriotisme vous réclame et vous intime intimement le sacrifice suprême.
― Mais je n’ai qu’un œil, monsieur. Et je suis esquinté de partout. Comment pourrais-je me battre quand je ne suis même plus capable de travailler?
― Pour l’Honneur et la Patrie! Pour l’Honneur de la Patrie! Patrie! Justice! Liberté! Gloire de Dieu! Sauver le pays! Vive la Fange! Non, vive la Frange... la France, merde! Vive moi! Vive nous! Et vous, bien sûr, hein...Patriotisme! Courage légendaire! Et pour défendre la Patrie, pour mourir pour elle, un œil peut bien suffire! L'élan patriotique vous insufflera la volonté nécessaire pour faire le grand saut! Et attention, prenez un bon élan, hein, c'est très important. L’étendard est levé, ensanglantez-le! Le pays réclame votre aide et votre vie! Pour la plus grande gloire du seul vrai Dieu! Le Mien! Enfin,le Nôtre. Et puis, surtout, n’oubliez pas: la Patrie, hein?
― Dans ce cas, monsieur, je vais faire mon devoir de citoyen.
― Very good, mein brave homme. Muchos muy bien. Allez-allez.»
Et Credo s’en alla. Derrière lui, le gros homme retourna s’asseoir dans un fauteuil de velours broché d’or qui trônait au milieu de la rue de l'hallali, vide maintenant.
Credo parcourut de grandes avenues où les soldats défilaient sous les bravos de la foule en délire. Les trompettes de la mort trop pétaient, sonnant le départ des futurs feus du coin, les tambours battaient car ils étaient chauds, les drapeaux s’agitaient aux bras cadencés, les espérances et les fleurs tombaient de haut, le tord-boyaux poussait aux crimes, les applaudissements crépitaient-crépitaient et les soldats, tout contents, bombaient le torse et envoyaient des baisers de la main qui s’épuisaient à papillonner et revenaient s’écraser tristounets à leurs pieds à terre. Credo se sentit lui aussi acclamé. Sa peine s’envola dans un frénétique battement d’ailes patriotiques et il se trouva heureux de participer à cette liesse collective qui redonnait un sens unique et giratoire à sa vie. Il était fier d’apporter son aide irremplaçable à une entreprise si historique, si glorieuse et si belle. Il criait lui aussi: « A bas les Lemans! Vive la France! Mort à ceux d’en face! Vive Dieu! Vive la patrie! Vive la guerre! » Et il ajouta même, tant il était transporté gratuitement de joie et de bien-être: « Merci mon Dieu! »
Au bout de l’avenue, s’amorçait une pente très raide où il glissa sur les fesses. La déclivité se terminait par un à-pic vertigineux disparaissant dans un gouffre noir insondable, en tout cas jamais sondé publiquement, l'IFOP n'ayant reçu aucune commande à ce propos. Credo y fut balloté rudement, rebondissant sur des pans de vérités en trompe-l’œil, frappé par des réalités invisibles auxquelles il ne pouvait se raccrocher. L’obscurité était si épaisse qu’il ne savait plus s’orienter. Il ignorait dans quelle direction il allait et même dans quel sens il se trouvait d’une seconde à l’autre. Il était incapable de distinguer le haut du bas. La droite de la gauche. Le vrai du faux.
Pataugeant au tréfonds du puits sans fond, il se retrouva finalement debout, avec une sorte d'espèce rare de pistolet mi-railleur dans les mains. Il se mit en marche dans une vaste plaine charbonneuse couverte d’un brouillard humide. Des bombes pleuvaient pendant que d’autres explosaient et que d’aucuns à l’arrière en faisait une dès que possible. Les obus éclataient. Les armes crépitaient-crépitaient beaucoup mieux que les bravos. Chaque pouce de terrain était dissimulé par les corps sanglants. Les cadavres s’entassaient sur plusieurs couches. Credo avançait. Il butait sur un crâne, dérapait sur un bras, trébuchait dans une poitrine béante. Parfois, ses pieds et ses mains disparaissaient dans les amas de chair et il devait faire des pieds et des mains pour s’en dégager en écartant les corps et les organes entassés. Les explosions le souillaient de charpie humaine à point, bien saignante. Une baïonnette flottant dans l’air arriva sur lui à toutes vitesses: lentement, puis vite, puis très vite. Il plongea à plat ventre pour l’éviter et son nez tomba sur un billet de cent francs, enfanté par des tripes à touiller débordant d’un ventre ouvert. Quand il se redressa, une balle des pas perdues, venue de nulle part et d'un vieux fond moisi de haine apocryphe, lui transperça le flanc au chrême bénit.
Il continua d’avancer en pressant sa blessure. Tout le paysage n’était que chair hachée, os broyés, déflagrations et hurlements. Il sentit sa main gauche le brûler. Il prit le temps de la regarder : elle n’y était plus. Un éclat de missile chirurgical venait de l’emporter en bloc avec son avant-bras. Il se baissa et dégagea de ses passants un ceinturon qui avait perdu son pantalon et les jambes qui étaient dedans. S'aidant de ses dents, il s’en fit un garrot et se remit en route, abandonnant l'arme chaude, désormais inutile, dans la mouillure du crachin. Le brouillard et la fumée, d'abord sages comme des images, commençaient à se dissiper. Ils étaient jeunes...Credo avançait toujours sans savoir quoi faire, quoi penser, où aller...Rien. Bientôt le combat fut derrière lui. Le champ du coke, tapissé de cadavres, prenait des reliefs dantesques et patriotiques.
Credo s’arrêta et regarda autour de lui. Des morts, des morts partout, enchevêtrés, amputés, ruisselants, réfugiés dans un silence blindé qu'aucune compassion ne parviendrait jamais à fissurer. Il vit que cet amoncellement de corps se terminait un peu plus loin devant lui, au bord d’une mer de sang nouveau, épais et rouge vif.
Il s’approcha. Sur l’horizon de la mer se dressait un gigantesque socle de marbre vert très sombre supportant un fastueux fauteuil de cuir sûrement humain car il devait coûter la peau des fesses ou des couilles, ça dépend du patois social ou sexualisé. Un fort volumineux personnage y était assis. Il était vêtu d’un costume d’argent fin qui jetait sans compter des reflets bleus. Il n’avait pas de regard mais deux œufs au beurre noir. Son chapeau était en feutre lamé à bord roulé. Sous son nez tout rat-bout-gris, sa bouche arborait quatre dents en or. Un grand soleil en bois d'ébène, bien rond, entourait sa tête d’une auréole lugubre qui lui seyait à ravir. L’ensemble se découpait sur le blanc de la robe de Dieu griffée Hermès qui montait de la mer de sang d'encre et s’élevait sur toute la hauteur de l’horizon, se dessinant dans le ciel violet strié de traînées vertes. Putain que c’était grandiose.
Credo se mit sur son séant, à l’extrême limite du rivage humain et il contempla le tableau du bord. Télé-féerique, il le trouva. Il fit un petit geste de sa main valide à l’intention du Seigneur pour manifester sa présence et sa reconnaissance: «Je suis vivant...Merci,...Mon dieu! »
Sachant qu’il fallait toujours s’efforcer d’être au plus près du pépère éternel, il se laissa alors glisser sur les chairs visqueuses et il plongea, les pieds en avant. Dans sa chute, il constata que la terre était loin sous l’amas de cadavres. Sa trajectoire se conclut par un impact propre, net, sans éclaboussure et sans vague. Il se mit à nager dans le liquide fade dont il but incidemment une gorgée qu’il vomit aussitôt, risquant même de se noyer: c’était vraiment répugnant, infect. Imbuvable.
Il nageait une demi-brasse depuis une demi-heure et il se demandait combien de demi-minutes il pourrait encore tenir quand un radeau tomba des nues sans l’étonner, à quelques mètres de lui. Il s’y hissa en adressant une pensée émue à Dieu et à Jésus, son fils exclusif et original, d’après les on-dit.
Un vent chargé de chaleur se mit à souffler. Credo s’adossa au cour mât planté dans les rondins du radeau et il se laissa entraîner par le souffle de ce sirocco qui allait bientôt perdre haleine chaude. En effet, le vent cessa brusquement mais l’esquif poursuivait kif-kif son périple sans faiblir le moindre. Un puissant courant le poussait vers la rive qui venait d’apparaître au très loin. Credo, le coccyx raboté comme après trois jours de selle sur son vélo volé, déplaça délicatement ses fesses meurtries par les ronds de bois d’Ain −c'était écrit dessus: « bois rond d'Ain, Pont-d'Ain, Euroreich » . Il sentit un objet dur sous sa physionomie culière. Il le retira avec la main fidèle qui lui était restée: c’était une bible copieuse. La reliure dorée à l'or fin, ceinte d'une lanière platinée, en était très luxueuse et il comprit qu’il s’agissait là d’un ouvrage fort coûteux. Il ouvrit le livre: toutes les pages étaient vierges, blanches comme le silence. Il ne fut pas trop choqué par l’absence de caractères. Il fut surtout surpris que les flots baignant le radeau n’eussent point rougi le papier. Il songea que, peut-être, c’était précisément le sang qui avait effacé le texte. Mais il re-songea qu'il songeait bizarre, ce jourd'hui. Ce devait être à cause du temps. Ou de son foie qui le tracassait, allez savoir pourquoi.
En s’approchant du rivage, Credo se rendit compte que celui-ci se réduisait en fait à un simple quai pour hangar où un long train de marchandises était arrêté. La voie ferrée de neuf partait du quai et filait droit sur la mer déjà morte, à perte de vue. Quand il aborda, des soldats d'aplomb fier, car pourvus d'une bonne assurance soldatesque, le saisirent d'effroi et le jetèrent dans un wagon où des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants étaient déjà entassés. Le convoi s'ébranla sans jouir et sans crier gare -- il n'y en avait pas-- tandis qu’un hameçon, fixé à l’extrémité d’un fil en nylon fin sans fin ou sans début, remontait vers le ciel le radeau dégouttant et la bible ceinte vierge.
Les vaguelettes frappaient délicatement les traverses de la voie mais Credo n’entendait pas leur clapotement car le wagon était empli de râles et de cris. Il remarqua que les gens parlaient des langues différentes mais gémissaient de la même façon.
Étant le dernier des empilés, Credo se trouvait à la hauteur du grillage d’aération, ce qui lui attribuait deux privilèges particulièrement appréciables: il pouvait respirer et voir. Il ne distingua que les rails et la mer, à l’infini. Il fut certain d’une chose: il n’y avait qu’une voie. Credo comprit que la ligne était à sens unique.
Un long moment après, il essaya à nouveau de regarder le paysage. Il fut étonné de ne rien apercevoir. Rien, absolument. Le train paraissait rouler sur un pont enjambant un gouffre dont on ne voyait ni les bords ni le fond. En fait, c’était presque cela. Le convoi voyageait dans le vide, un vide d’un gris bleuté curieusement transparent. On voyait loin à travers, comme dans l'audace citoyenne et philosophique des gens d’armes et d'amendes peu honorables qui veulent vous obliger à mettre l’étoile jaune ou la ceinture noire parce que c'est écrit quelque part, même qu'ils ont recopié le montant de leur prime dans la main pour ne pas l'oublier. Puis le train s’enfonça dans un tunnel interminable dont on cherchait l’utilité puisqu’il ne traversait rien. Portant son regard vers l’arrière, Credo fut stupéfait : à une distance incroyable, sans doute à la limite du précipice, il vit des objets qui flottaient, immobiles, dans l’espace. Et, chose plus extraordinaire encore, malgré la distance et son seul œil, il en distinguait nettement les contours. Vision étrange et interrogationnelle, oui: qui produit des interrogations. Vision effrayante et chaleureuse. Désespérante et captivante. Il détailla deux mains ―seules, sans bras, sans corps― hachurées longitudinalement de fines rayures rouges, blanches, noires et jaunes. Une main portait un cerveau gris-souris-des-champs qui vibrait délicatement, l’autre soutenait un cœur gros rouge et pourpre palpitant. Prenant racine dans les deux organes, une fleur ondulait dans le vent putride des charniers: une pensée.
Puis ce fut la nuit, l’obscurité du tunnel. Mais pendant les heures que dura le voyage dans le noir, Credo put voir ces deux mains se découper sur le demi-cercle lumineux de l’entrée. Il les perdit de vue quand le train déboucha à l’autre extrémité.
La voie emprunta un défilé taillé dans une montagne de glace et aboutit sur une immense banquise où le ciel kaki-vert luisant, quadrillé de barreaux sombres, se reflétait sans réfléchir. En plein milieu de la banquise, s’élevait une gigantesque coupole, structurée par de puissantes grilles, d’où jaillissait une haute cheminée crachant sans arrêt une épaisse et âcre fumée brune. Le train entra sous la coupole et stoppa le long d’un haut quai surglacé dominant une immense fosse de plusieurs kilomètres carrés. Les portes coulissèrent, les wagons basculèrent et la cargaison déshumaine fut déversée en vrac quelques mètres en contrebas.
Credo se demanda ce qu’on allait leur faire. On ne leur fit pas grand-chose: on leur enleva les vêtements, les montres, l’argent, les papiers et on les laissa nus sur la glace à l'avanie.
Au fond du site glacial, se dressait une usine bâtie autour d’une large et profonde tranchée, couronnée par une couverture de métal brillant et fermée hermétiquement par des panneaux de fer, à la façon d’une chaudière géante. A intervalles réguliers, une énorme lame métallique descendait de la voûte et poussait une fraction de nus-humains vers le four qui ouvrait ses portes pour les accueillir chaleureusement. Credo réalisa qu’il était devenu un combustible: il allait alimenter l’usine en énergie bon marché, peut-être même écologique, allez savoir, en tout cas en partie renouvelable.
Il s’adressa à dieu avec ferveur: «Faites que je ne meure pas, Mondieu!» Il pensa même à le chercher parmi la foule. Il ne l’aperçut pas. Il ne le découvrit, crut-il, rongé d’incertitude, que le lendemain : derrière les barreaux du ciel que l’on apercevait par l’entrée géante de la coupole, allongé sur un canapé Roche-Bobois-Prestige posé sur le soleil rubescent, Dieu faisait la sieste, offrant son dos immaculé au décor.
Credo s’interrogeait encore quand, éraillant sa vision, apparut une puissante et somptueuse limousine qui se rendit à l’usine en suivant la route qui surplombait la fosse. Un personnage, à l'embonpoint de sustentation outrancière, descendit de la voiture. Ses yeux étaient deux cercles noirs, son chapeau feutré avait le bord roulé, son nez abrégé se voyait difficilement et ses dents en or scintillaient. Il resta un moment dans les bâtiments puis il repartit, sans un regard pour le troupeau de corps nus, voués au feu occulte ou au gel de la sale aire . Il avait dû donner des ordres car aussitôt la cadence s’accéléra.
Credo remarqua qu’à l’opposé du four, des canons neufs sortaient de l’usine. Il se cabra brutalement: la lame râteleuse venait de tomber à une dizaine de pas devant lui. Il tenta de reculer mais la masse de chair de poule à canons était si compacte qu’il lui était impossible de s'y frayer un chemin. Par deux fois, il évita d’être happé. D’abord il y laissa une oreille qu'il n'avait pas tendue, ensuite son pied droit noirci par le gel. Heureusement, il n’y eut pas de troisième fois: des soldats en uniformes gentils avaient pris le camp d’assaut et obtenaient une victoire historique en cinq sets. On libéra tout le monde et on mit quatre heures de colle aux tortionnaires en attendant de voir s'ils ne pourraient pas servir encore à quelque chose.
Credo, couvert de grossiers pansements suintants, s’en retourna dans un train de marchandises comparable à celui qui l’avait amené mais les gens y étaient moins serrés qu’à l’aller car ils n’étaient plus aussi nombreux et ils avaient maigri.
Comme la plupart des voyageurs Credo était nu car on avait perdu la clé de l'armoire des toilettes: par la glace brisée, elle était tombée vers l'au-delà du miroir. Il réussit pourtant à se procurer un pantalon de toile rêche sur le corps d’un vieillard qui était mort coincé entre les portes lors de leur fermeture. Deux heures plus tard, le rabbin qui se tenait près de lui mourut en lui léguant son espèce de toge brune déchirée et pouilleuse dont il se fit une courte chasuble. Il récupéra également ses galettes de pain de guerre qu’il partagea avec ceux qui avaient encore des dents solides. Il jeta alors un coup de son œil dehors. Il fut heureux de constater qu’on travaillait à la construction d’une autre voie. La ligne, désormais, ne serait plus à sens unique. Puis, réalisant qu’il était vivant, il s’empressa de remercier Dieu. Son Dieu l’avait protégé. Les morts ne devaient pas avoir le même. Ou alors, et c'était bien pire, peut-être que certains n'en avaient pas. Qu'il n'avaient pas su ou pas pu en trouver. Credo se vit soumis à une interrogation-surprise non écrite: comment cela pouvait-il être possible?
La gare d’arrivée était un grand arc de triomphe immodeste sous lequel le convoi s’arrêta. Les haut-parleurs crachaient à pleins tubes les tubes de la fanfare de l'hagarde républicaine, gueulant tout leur saoul, sous tous les angles, sens dessus dessous, c'était soûlant. Credo descendit en s’aidant d’une bêche à la lame rubigineuse pour faire office de béquille. Il sortit de la gare avec tous les mutilés qui emplissaient les wagons. Il déboucha dans une rue infiniment rectiligne, dallée de larges carreaux noirs et blancs et limitée par deux murs en béton marron d’une hauteur fantastique. Au sommet de ces murs, gesticulaient des pas si-toyens que ça qui lançaient des bravos, des emprunts nouveaux et des fleurs en papier remâché. Sur la chaussée, la troupe d’estropiés se traînait en silence. Les bravos et les fleurs glissaient sur eux et sur leur passé en évitant avec dextérité la crasse, les désillusions et les blessures.
La rue se vida subitement, les bruits s’estompèrent et Credo resta seul. Il arriva sur une placette circulaire découpée entre les parois verticales et dont la surface entière était occupée par un tronc de roide cône de marbre noir qui s’élevait à une quinzaine de mètres. Des marches administratives recouvertes d’un épais tapis rouge conduisaient au sommet où était dressée une tribune étincelante équipée d’un micro. Un homo sapiens actualisé, terriblement corpulent, parlait. Il était vêtu d’un costume bleu-blanc-rouge en papier fin et il tenait à la main un chapeau à pans feutrés de mêmes couleurs. Il avait deux rondelles tricolores à la place des yeux, une ébauche de nez et pas mal de dents en or. Il proclama et déclama à Credo: que le pays lui vouerait éternellement une reconnaissance sans borne, que son sacrifice n’avait pas été vain, ni trente, nigaud, que Dieu et la Patrie et les citoyens et le gouvernement et l’économie étaient fiers de lui et que son souvenir brillerait à jamais au firmament de l’Histoire avec un H majuscule grand comme ça. Il prit son compte-gouttes et fit tomber sur ses joues deux larmes de Vichy, cuvée 1940-1944. Il accrocha une médaille au ruban bariolé sur la poitrine de Credo et lui donna ensuite l’accolade mais sans trop le serrer car il ne tenait pas à se salir et il ne voulait pas risquer d’abîmer son fragile habit de papier qui recouvrait un complet complètement pailleté d’or.
Credo pleura. Il était ému. Il ne put que balbutier: « Merci mon Dieu. » Le très gros gras l’accompagna gentiment jusqu’à l’escalier qui redescendait sur terre derrière la tribune. Les marches étaient de grossier bois nu.
Credo retrouva la rue. Elle était à présent si étroite qu’il se heurtait aux parois. Il suivit la venelle et aboutit sur une aire immense où des usines étaient construites en respectant les contours du damier dessiné sur le sol. A l’intérieur des usines, le damier réduisait la taille de ses cases et chacune d’elles était occupée par un ouvrier. Credo, qui n’avait plus ni argent ni travail, tenta de se faire embaucher. On lui dit: « Comment pourriez-vous travailler? Vous n’avez plus qu’un œil, plus qu’une oreille, un bras, un pied: vous êtes une moitié d’homme.
– Je viens de faire la guerre et je l'ai faite ainsi.
– Évidemment, je vous comprends. Seulement, voyez-vous, à la guerre, il faut tuer ou mourir tandis dis qu’ici il faut produire. Tuer, mourir, on peut zCredo, affligé et déconfit regarda l’hominien bouffi de bouffe d'orgueil qui avait un nez biscornu et de l'or dans la bouche: « Bien sûr, Monsieur, je comprends Monsieur, je comprends. » Et il repartit quémander du travail.
A la cent onzième tentative on daigna l’employer. Credo eut pour tâche de coller les étiquettes sur les caisses d’emballage. Il était assis à une grande table et il n’avait qu’à abaisser la poignée de l’appareil au passage des caisses guidées par un chemin roulant mécanisé. Il s’appliqua pendant deux jours à son nouveau travail, puis le Directeur le fit mander: « Monsieur Credo, que pensez-vous du progrès?
– C’est très bien Monsieur le Directeur. Il libère l’homme en lui facilitant toutes les tâches surtout les plus pénibles.
– Je vois que vous êtes une personne sensée et je vous en félicite. Nous venons de recevoir une étiqueteuse automatique ce qui rend votre poste superflu. Le progrès vous a libéré monsieur Credo! Vous n’aurez plus à venir vous escrimer ici.
– Est-ce que je suis licencié?
– Mais pas du tout! Le progrès vous affranchit de ce travail fastidieux, c’est tout. Nous ne pouvons plus vous garder, vous vous en doutez. Mais le progrès, n’est-ce pas, on ne peut y aller contre. C’est l’avenir et l’abondance. C'est plus de richesses et plus de possibilités. C'est l'amélioration de la rac....de la vie! J'ai bien dit de la vie, hein, c'est clair, hein? C'est le futur. Et l'opulence. Et le bien-être. Et puis, c’est le progrès!
– Bien sûr, Monsieur le Directeur. Je comprends, je comprends...
– Au revoir, monsieur Credo. Et surtout passez bien prendre à la caisse de gauche l’argent qui vous revient de droit. »
Durant les trois jours qui suivirent, Credo se présenta à toutes les usines. En vain. Un ouvrier lui apprit qu’il pourrait prétendre à une pension s’il faisait les démarches nécessaires.
« Je ne savais pas, dit Credo, mais pour le moment je n’ai rien. Plus d’argent, plus de maison, plus de famille, plus de travail. Rien. » L’ouvrier lui donna une grosse pièce nickelée: « Tu pourras peut-être manger un peu. » Il accepta l’offre comme un don du Ciel: « Merci, camarade, Dieu te le rendra! » L’homme releva sa chemise, dévoilant une profonde balafre qui creusait son flanc déformé: « Pas la peine, c’est déjà fait. » Credo s’en alla sans avoir très bien compris. Ce soir-là et le lendemain il put se nourrir frugalement avec un gros euphémisme.
Les jours suivants, il voulut essayer d’obtenir sa pension. En se traînant sur sa bêche rouillée, il fit le tour des bureaux et des files d’attente. On lui demanda des papiers qu’il ne possédait pas: certificats militaires, certificats médicaux, livrets, formulaire d'incorporation , carte de combattant, carte de vie, carte de mort, preuve de tout, fiche de rien. Il avait bien son restant de corps et sa décoration vermoulue mais il n’avait pas LES PAPIERS. Il s’en revint nulle part en parcourant péniblement une vaste étendue pavée de granit triste, sous un ciel cuivreux et dessoleillé. Ce soir-là il ne mangea pas. Il dormit comme la veille dans un grand carton coincé entre deux poubelles mais dans une autre rue inconnue, noire, froide et vide.
Il se réveilla au bord d’un fleuve démesurément large, au flot rougeâtre qui charriait des cadavres d’humains et d’animaux, des buissons de désespoir, des souches d'inimitiés contagieuses, des ballots de vérités périmées, des vessies et des élans ternes. N’ayant aucun but pour guider ses pas, il suivit la berge vers l’aval. Par automatisme. Peut-être parce que c’est plus facile à la descente. Et plus simple de suivre le courant, surtout quand il est large et puissant. Et peut-être aussi, parce que tout ce qu’il voyait arriver de l’amont lui ôtait la volonté de remonter jusqu’à la source.
Il marcha deux jours et deux nuits. Sans manger. Sans dormir. Comme aspiré par l’énormité de la masse liquide et par la force irrésistible qui s’en dégageait. Et il arriva quelque part. Le fleuve se terminait par une grande chute qui plongeait dans une gigantesque citerne de métal noir, où tournait un malaxeur géant. Un gros tuyau brillant ressortait de la citerne pour disparaître aussitôt dans une sorte de sac de peau immense de trois ou quatre cents mètres de diamètre. Des objets y tombaient dans un bruit de cataracte métallique. Sur le matériau, sans doute un épais cuir vernissé, qui composait cette outre phénoménale, était dessiné un signe qu’il ne connaissait pas: comme un S barré verticalement de deux traits. Désespéré, il invoqua Dieu, sa seule ressource captable de lumière: « Mon Dieu, faites que je mange aujourd’hui. »
Il se mit à mendier. Passa enfin, en grand arroi, suivi par une rutilante Rolls-Royce et un cortège de bagnoles flamboyantes, escorté par des motards et des gardes-fou alliés, un grossium outrageusement gros, aux yeux camouflés, coiffé d’un chapeau à bord roulé, vêtu d’un habit parsemé de pierreries qui exhiba, sous son nez en moins, dix-huit dents en or pour questionner: « Pourrais-tu cirer mes souliers pour une pièce?
− Certainement Monsieur, s’empressa Credo.
− Mais tu n’as qu’un bras et pas de cirage?
− Je pourrai Monsieur! Je peux! Je peux! »
Credo s’aplatit sur le sol et entreprit de nettoyer les souliers avec sa langue vivante populaire. Quand les chaussures furent luisantes de salive, il arracha le pansement de son moignon de bras pour les sécher et les faire reluire. Le hautain surchargé pondéral, à demi satisfait, lui jeta une petite pièce jaune élimée et continua son chemin.
Credo, encore à plat ventre, très terre-à-terre, pleura pour louer à bas prix le Seigneur: « Merci mon Dieu! Mon Dieu, merci! »
Il soupa de sa piécette: un pet. Il ne put rien tirer des poubelles qui étaient pillées par les humains efflanqués, les meutes de chiens n'ayant pas d'autre chat à fouetter, les rares chats se donnant un mal de chien et des chiées de gros rats d'autel de ville, les seuls paraissant replets et en état de survivre car ils ne craignaient même plus les quelques félins squelettiques et leur fourmillement annonçait la pérennité de leur race supérieure puisque parfaitement adaptée à la frénésie de pouvoir des Hommes.
Credo, incapable de capturer et de tuer un animal pour se nourrir, n’avala rien pendant les quarante-huit heures qui suivirent. L'âme éparpillée, son délabrement gisant près d'un tas de boue, il était à bout et pas loin de briser un tabou s'il lui était resté un atome de force pour le faire. Il était arrivé au bout du bout de tout.
« Mon Dieu, faites que je ne souffre plus. »
Il mourut le troisième jour, au milieu d’un désert de sable argenté. Le ciel y était noir, le soleil rougeoyant. Juste avant de clore son œil, il s’excusa envers son Dieu de céder à la morosité.
Sur le nuage mal blanchi flottant dans un vide macrocosmique des plus glauques, Credo fut tout surpris de se présenter devant Dieu, grand père éternel des peuples mieux que Staline, qui était vêtu d'une houppelande sauvage portant une inscription cabalistique en grosses lettres tarabiscotées, sans doute une formule allégorique, une prophétie fais-ça ou un oracle de fond de tiroir: SHELL MICROSOFT ADIDAS TOYOTA. Il lui baisa les pieds, il lui baisa les mains, il lui baisa Fanny...Il sanglota de gratitude et sans doute aussi d'admiration pour la superstar miraculeusement approchée qui, même vue de près -- et malgré une aura bouffée aux mythes mais mal éclairée -- gardait un faciès présentable témoignant qu'elle avait une maquilleuse de première.
« Mondieu! Mondieu! Je vous suis infiniment reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour moi. Il m’est impossible de vous en remercier comme il le faudrait. Sans vous, mon Dieu! Sans vous, on ne pourrait pas supporter tout ça! Ce serait impossible! Je crois...Oh! Oui!...Je crois qu’on se révolterait! »
Une pioche sur l’épaule, un ouvrier que Credo n’avait pas vu et dont le torse portait une affreuse cicatrice, s’adressa à lui avec le vague accent grave d'un pêcheur de Brême: « T’es complètement con, non? Tu vois pas que c’est qu’une image? Un film. Comme un mirage.
− Un mirage? s’étonna Credo interloqué.
− Ben oui, quoi! Comme au cinéma. Une image projetée. Un attrape-couillon. Pour te faire marcher. Et si tu crois que c’est vrai, c'est que t'es bien un couillon. Remarque, t'as pas été le seul et il en reste... Tiens, regarde au-delà de l’image...»
Credo se tourna dans la direction indiquée par son camarade. Il s’aperçut alors que la vision de Dieu était produite par des rayons lumineux qui provenaient de très loin dans l’espace et dans le temps. Il suivit les rayons du regard et constata qu’ils étaient émis par un appareil de projection derrière lequel se tenait un type énormément énorme avec un nez tout rastègue1, un chapeau au bord retourné et de l'or plein la bouche. Sentant qu'il était observé, le gros gras-double sur-développé eut un geste rapide. Brusquement, l'immarcescible illusion divine disparut et Credo se retrouva assis dans un désert de sable d’or, à côté du copain ouvrier qui avait posé sa pioche près de lui. Le ciel violemment violet était strié de traînées verdâtres, le soleil sans éclat était bleu.
Credo interrogea son compagnon: « Mais,...mais alors, je ne suis pas mort?
− Tu étais seulement trop bien endormi, tu viens de te réveiller. »
Un imposant quatre-quatre somptueusement ostentatoire et coruscant arriva du fond du désert d’or. Un individu à l'adiposité exorbitante en descendit. Il portait un costume d’or pur et un chapeau en or à bord roulé. Son brimborion de nez ne devait connaître les odeurs que par ouï-dire. Il sourit en révélant sa denture d’or trente deux carats:
« Alors messieurs, que faites-vous là, assis? Ne savez-vous point que c’est la guerre? La Patrie est en danger! Vous devez aller vous battre pour la Justice, la Liberté! Le patriotisme vous réclame et vous insufflera la volonté nécessaire pour défendre l’Honneur et la Patrie! L’Honneur de la Patrie! Sus à l’ennemi! Pour notre Dieu! Pour mon Dieu! Pour moi! Pour marks! Pour francs! Mais non, quel étourdi je fais, excusez-moi: pour Marc, pour Frank c 'est mes neveux... Volez-volez vers ma victoire! La victoire! Patrie! Pays étendard sanglant! A mes armes citoyens! Mon nez is monnaie! A Dieu! Adieu! A mes canons! Patrie et Patrie! Et tutti quanti!...»
Avant même que le beaucoup adipeux n'ait dit peu que ce soit de son salmigondis tricolore et guerrier, les deux gars, utilisant une lime à ongle en deuil et la ceinture de cuir plus dure que fer de Credo, s'étaient attelés, très appliqués, à affûter avec un soin méticuleux les arêtes de la bêche rouillée qui se mirent à briller aux éclats comme une joie d'enfant, devenant plus tranchantes qu'un rasoir à rendre l'âme jetable. Credo se releva alors en s’aidant de sa bêche. Son camarade le maintint debout et lui, de son bras valide armé de l’outil, trancha la tête du quidam grassement graisseux. Il n’y eut pas une goutte de sang. Juste un peu d’or fondu. Credo voulut voir les yeux du bonhomme pas bien bon et pas très homme. Il ôta les deux rondelles noires qui les recouvraient : elles cachaient deux larges pièces d’un or resplendissant qui commença à ternir sous les regards des humains renaissant. Deux minutes après, ne restaient que deux pastilles d'une merde diarrhéique marronnasse se figeant en coprolithes largement antédiluvien, fossiles d'avant les impérieux gavages collectifs de bonne foi de volailles déplumées.
Le ciel était d’un vert émeraude délicat, léger, printanier et soigneusement astiqué. Le soleil s'orangeait de son mieux, prêt à jaunir d'allégresse. Les deux compagnons enterrèrent sans rime ni oraison le corps de l'obèse qui ne baiserait plus personne. Ils arrosèrent avec l’eau du radiateur de l’automobile et ils travaillèrent la poudre aux yeux aurifère, décatie et stérile, avec la bêche modeste et les deux têtes de la pioche. Il s’en allèrent ainsi, bêchant et piochant, à travers le paysage désertique qui s’étendait jusqu’à l’horizon de l’infini du temps et de l’espace libérés, haut lieu de fouilles de l'être humain désentravé.
Sous leurs pas, le sable d’or éteint se transformait en terre fertile et riche.
La première fleur qui dansa dans la brise de vie fut une pensée nouvelle.
Et ils firent du désert un jardin.
Marius Vinson
1-Pardon, citoyens du Nord: « rastègue », mot provençal: petit, maigrichon, rabougri, racorni, insignifiant...