Ce qu'on ne dit pas sur le miracle gazier américain
Si l'exploitation du gaz de schiste est en passe de faire redémarrer l'économie américaine, c'est en grande partie grâce à l'Etat fédéral qui, via de multiples exonérations fiscales sur les forages, subventionne massivement les opérateurs.
Aquel prix le gaz naturel doit-il se vendre aux Etats-Unis pour que la facturation hydraulique laisse un peu d'argent aux producteurs de gaz de schiste ? Merrill Lynch avance le chiffre de 4 à 6 $ par million de British Thermal Units (MMBTU), Ben Dell chez Bernstein Research ou John Dizard du « Financial Times » parlent plutôt de 6 à 8 $ par MMBTU. Or sur le marché à terme, le gaz naturel se vendait le 2 novembre 2012 à 3,54 $/MMBTU. Les producteurs de gaz de schiste perdent donc de l'argent. Rex Tillerson, le PDG d'Exxon, le confessait le 27 juin 2012 : « Nous sommes tous en train d'y laisser notre chemise. » Et pourtant… Banques d'investissement, courtiers, grands cabinets comptables et sociétés de conseil continuent à promouvoir l'idée d'une révolution du gaz de schiste. Pourquoi ?
Prenons le cas d' Exxon. Fin 2009, la major a acquis la deuxième société américaine de forage de gaz de schiste, XTO Energy, pour 31 milliards de dollars. Le gaz se vendait alors à 5,33 $/MMBTU, à peu près son prix moyen depuis 1995. Rex Tillerson a justifié ainsi l'opération dans le « New York Times » : « Ce n'est pas une décision à court terme ; il s'agit de préparer les dix, vingt, trente prochaines années. Nous pensons que la demande de gaz naturel sera forte à cet horizon. » Mais le gaz de schiste est abondant : les foreurs forent trop de puits, trouvent trop de gaz, inondent le marché et la baisse des prix semble durable. Quel sens cela peut-il avoir pour Exxon et consorts de continuer à investir ?
C'est qu'ils ont un atout maître, dont on parle curieusement assez peu : les subventions. Exxon peut subir des pertes sur le gaz de schiste grâce aux subventions massives qu'il reçoit pour le pétrole. Celui qu'il obtient grâce aux forages en eau profonde dans le golfe du Mexique est exonéré de redevances fédérales sur les 87,5 premiers millions de barils de chaque puits. La loi qui l'autorise, le Deep Water Royalty Relief Act de 1995, ne fixe aucune limite au nombre de puits qu'une entreprise peut forer sur la section pour laquelle elle a acheté les droits, et chaque nouveau puits démarre le compteur à zéro. Si elle continue d'exploiter le puits au-delà de 87,5 millions de barils, la redevance passe à environ 17 %, ce qui reste un cadeau comparé aux 53 % imposés pour un forage en eau profonde au large du Royaume-Uni, ou 76 % au large de la Norvège.
Un foreur avisé peut donc gagner beaucoup d'argent avec du pétrole exonéré de redevances. Le 27 juin 2012, le jour où Rex Tillerson déclarait que les foreurs de gaz de schiste y laissaient leur chemise, Exxon avait 19,1 milliards de dollars de trésorerie, après avoir dégagé au premier trimestre un bénéfice net de 9,45 milliards.
Mais ce n'est là qu'une partie de l'histoire. Une autre société américaine subit des pertes massives dans le gaz de schiste : Chesapeake Energy. Les entreprises de forage comme Chesapeake, qui ne sont pas des compagnies pétrolières intégrées comme Exxon, reçoivent une subvention fiscale pour les forages. Grâce à une loi de 1916, elles peuvent amortir la quasi-totalité des coûts de forage d'un puits dans l'année du forage, plutôt que d'étaler l'amortissement sur la durée de vie utile du puits.
Si elles en forent assez, elles peuvent compenser les revenus qu'elles tirent de puits plus anciens, ou de toute autre source de revenus, ce qui réduit leurs impôts, parfois jusqu'à zéro. Il y a donc une réelle incitation à forer des puits. Une activité comme la fracturation hydraulique est parfaite pour ce cas de figure, car de nombreux puits ne sont pas productifs.
Un article paru le 2 juillet 2012 sur Bloomberg.com explique que Chesapeake a réalisé 5,5 milliards de dollars de bénéfices avant impôts depuis que la société a été fondée, mais n'a versé qu'un total de 53 millions de dollars en impôt fédéral sur le revenu, moins de la moitié de la rémunération annuelle de son PDG sur la seule année 2008. Sans le privilège de l'amortissement accéléré, la société aurait dû s'acquitter d'un impôt beaucoup plus élevé. Si l'entreprise poursuit les forages, verse des dividendes, le cours de ses actions ne cessera de monter, et les dirigeants encaisseront leurs options de souscription d'actions… Puis la société fera faillite, comme elle risque de le faire dès l'an prochain si elle ne trouve pas les 17 milliards de dollars requis pour combler son déficit.
Robert Bell et Oleg Rusetsky
Robert Bell est président du département finance et gestion du Brooklyn College, à New York ; Oleg Rusetsky était étudiant et chercheur sous sa direction.
Pensez également à lire ce long article que je publiais dès janvier 2012 sur le même thème.